Les temps changent au Prix Nobel de littérature
– Moi ? Mais je ne fais pas dans mon froc. Sauf que, eh bien… nous allons un petit peu trop loin. Il a hoché la tête. – Oui, bien loin… Puis il a ajouté : – Mais on a du chemin à faire. –Bien sûr, bien sûr. Sauf que… comment dirais-je… bref, à vrai dire je pensais que nous étions ici au service de la loi. – Nous sommes au service du pouvoir, mon garçon, a rectifié Diaz. Je commençais à avoir mal à la tête. Etonnant que ce soit à cause de Diaz et non de Rodriguez. – Je croyais jusqu’à présent que c’était pareil. – Si on veut. Mais il ne faut pas oublier les priorités. – Quelles priorités ? Il m’a répondu, avec son sourire inimitable : – D’abord le pouvoir et ensuite seulement la loi.
Rescapé d’Auschwitz, prix Nobel de Littérature en 2002, l’écrivain Imre Kertész a connu l’innommable du monde concentrationnaire. Dans la Hongrie communiste des années 70, il livre un récit bouleversant : Roman policier. Pour échapper à l’œil aigu de la censure, une équipe de policiers tortionnaires, la Corporation, est placée dans une dictature factice d’Amérique latine. Une fable effrayante sur l’arbitraire ignoble et monstrueux du totalitarisme.
Antonio Martens, narrateur désabusé, confie au papier un récit de violence de manière froide, cynique parfois, sans remords, dans un discours où domine le sentiment de l’inéluctable. Il sait pertinemment l’innocence des condamnés transformée en culpabilité par les efforts brutaux de ses supérieurs : l’impassible Diaz et son adjoint sadique, Rodriguez. Les suspects n’ont aucune chance de s’en sortir. Torturés à mort, ils sont fusillés au petit matin dans la cour de la prison. La violence est normative, fonctionnelle dans cette fabrique légale de la culpabilité. Tout au long de sa confession, Martens souligne son obéissance à l’autorité de supérieurs forts compétents. Il n’est qu’un subalterne et ne fait nullement pénitence, bien abrité sous le manteau de la déresponsabilisation collective.
Bien qu’ayant pressenti très tôt l’inversement imminent des rôles, cet anti-héros, ce bleu, ce sans-grade, est incapable de s’enfuir le moment venu. Le vent a tourné, les bourreaux deviennent victimes, ses chefs disparaissent ; lui demeure seul face à son exécution et à l’image des innocents qui le hante, sans toutefois prendre conscience de sa participation réelle au massacre.
La langue ciselée de Kertész, mise en scène de chairs meurtries et de destins broyés, fouaille le lecteur au plus profond de son être sous la cravache de sa conscience réveillée par ce territoire virtuel annexé par l’incompréhensible.
Imre Kertész, Roman policier, Actes Sud, 2006, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Husvai et Charles Zaremba, 117 pages, 12,90 €