Un premier livre dont surgit à nouveau cette question jamais résolue : où s’inscrit la frontière entre fiction et reportage. Crack est un texte hybride entre enquête et récit, sociologie et littérature. Enfers artificiels.
Le soir, je fumais un joint à La Villette avec Bouba, mon seul vrai pote dans le milieu. Comme je lui confessais une vive appréhension à l’idée de me retrouver au cœur de la frénésie nocturne de la galette, il se moqua de moi.
– J’y crois pas, tu vas descendre avec Saga porte de La Chapelle, à minuit. Ha, petit Blanc, demain ils vont t’attendre, planqués à chaque coin de rue, tu vas te faire dépouiller. Je t’aimais bien, vraiment, je te trouvais sympa, c’est dommage que tu finisses comme ça.
Il est plié de rire. Je ris jaune – la peur. Confrontation avec un monde dangereux, riche en fantasmagories. Il faut y aller, pas le choix. À chercher la guerre, elle vient à votre rencontre. J’attendais cette proposition d’un guide depuis un mois. J’ai donné ma parole à Saga, plus de retour en arrière possible, l’histoire peut commencer.
A trente ans, Tristan Jordis publie Crack en 2008. Pour l’écrire, il a passé un an à sillonner l’univers des toxicomanes, dans le quartier de Porte de la Chapelle à Paris. Stalingrad a gardé sa réputation sulfureuse et les habitants de l’Est savent encore exactement où circulent les habitués du « caillou », cette drogue récente aux ravages bien plus puissants que ceux de l’héroïne. Sans oublier son propre traumatisme, il se met en scène, car se mettre en scène permet de faire ressortir la violence du milieu, les trajectoires des personnes, explique Tristan Jordis passé par la sociologie et le journalisme.
Ce trentenaire choisit le parti-pris, au contraire des travaux sociologiques, et sauve son texte de ce qui aurait pu être seulement la description d’une longue traversée du désert ou, comme il le dit lui-même, du découragement du petit Blanc isolé dans les tourments de l’Afrique parisienne. Avant de s’engager, dans ce monde dans le monde avec ses codes et ses langages, il hésite longuement, constatant que l’amitié est bannie de ces décors sordides d’une humanité en dérive où surnage tout de même parfois des instants de grâce dans une parole ou un regard. Véritable descente aux enfers où la violence cède souvent le pas à la susceptibilité dans cet univers où la mort est la plus proche voisine. L’euphorie du crack y règne à tout instant. Tu éprouves une puissance à pouvoir endurer n’importe quoi, tu ne ressens plus la douleur, la peur, la faim, la fatigue… Il n’y a plus que le contrôle décuplé de tous tes moyens, lui confient garçons et filles côtoyés dans ce cloaque invivable. Impossible d’y échapper à la tyrannie de la drogue.
Misère, précarité et solitude sont les mots d’ordre qui riment avec descentes de flics, prostitution et incarcération. Expulsion aussi car les associations ne peuvent sauvés du rejet sociétal ces êtres en détresse. Ils s’appellent Saga, Bouba, Serge, Souleymane, Lamine ou Ouna et sont prêts à tout pour obtenir quelques granulés de cette drogue puissante et rejoindre les enfers qui leur tiennent lieu de domicile fixe dans leur monde nocturne et interlope.
Jordis gagne son pari et nous aide à pénétrer le fourvoiement tragique qui intime aux jeunes et moins jeunes mal dans leur peau à chercher un refuge illusoire dans le crack, la « galette », traduit par la répétition inexorable d’un principe de plaisir décharné. Pas de chiffres, peu de dates. Il ne s’agit pas d’une analyse du crack à Paris, mais d’un livre fort à lire pour ceux qui désirent comprendre l’un des phénomènes les plus destructeurs de notre société vingtéunièmiste.
Tristan Jordis, Crack, Paris, Seuil, 2008, 350 pages, 19,90 €