Il y a des livres qui vous marquent pour le reste de votre vie. Il y a des livres qui changent votre vie ; du moins, qui changent votre manière de regarder votre vie. Les situations, les faits restent inchangeables, seule votre façon de voir diffère. Et, il y a les livres qui sont une véritable révélation. Ceux qui vous dévoilent un monde un monde inconnu jusqu’alors ; ceux qui soulèvent un coin du voile recouvrant un mystère ; ceux qui vous obscurcissent la vue de pleurs ; ceux qui vous dilatent la rate et bien d’autres encore. Puis, il y a ceux qui vous donnent l’impression de comprendre, qui vous ouvrent les yeux. Ce peut être tendrement, en caresses douces et légères ou en vous ébahissant, vous laissant la mâchoire pendante comme après un coup de poing en pleine figure. Bref, ils vous mettent K.O. D’une façon ou d’une autre, ils sont porteurs d’exotisme.
Salammbô de Flaubert fait partie de ces livres-là. Un livre qui marque, un exotisme qui laisse des traces. Dès les premières pages, un vent profond vous fouette le visage, vous renverse l’âme et, vous savez sans faillir que le génie d’un grand homme vous assaille ; un véritable écrivain vous propulse dans la tourmente des méandres de ses circonvolutions imprévisibles. Une force douce et puissante tout à la fois vous oblige à la suivre, rivé aux lignes et, fermement vous presse de continuer la lecture.
Époustouflé par le souffle créateur, tantôt tornade dévastatrice, tantôt zéphyr léger, vous suivez le train d’enfer des chevauchées et des cavalcades, à vous glisser à la table des banquets, à prier dans les temples, à embrasser les serpents siffleurs et à estourbir vos ennemis.
Lorsque tout étourdi, vous refermez le livre, les yeux encore tournés vers ce monde devenu réel au fil des pages, vous vous apercevez que Madame Bovary n’est autre que du roman de gare, une pulpe paralittéraire, propulsée au zénith de la littérature par un accident de parcours procédural.
Salammbô, l’enchanteresse qui a réveillé votre sens du décorum et votre soif de lointain vous a quitté. Vous pouvez toujours assouvir votre désir d’exotisme, faute de mieux, en brûlant un bâtonnet d’encens ou en dépoussiérant votre brûle parfum abandonné sur une étagère.
Dans Salammbô, où le sang gicle à tombeau ouvert, la barbarie est monnaie courante ainsi que les trahisons ; les affres des combattants sont romantisés à l’extrême. Salammbô, CNN avant la lettre, transforme la guerre en divertissement. Une fresque scripturale qui a tout de la télé-réalité. Salammbô, un monde antique rétrospectivement créé par Flaubert où un père offre sa fille en mariage à un allié zélé.
Dans La Fatiha, de Jamila Aït-Abbas, nous ne sommes plus à Carthage mais au XXIème siècle ; ce n’est pas un père qui fait don de sa fille, c’est une mère. Et, il ne s’agit pas de récompense mais, pour sauver l’honneur de la parole donnée, de mariage forcé dont la victime ignore tout jusqu’au jour fatidique de la consommation. Autre grande différence : c’est une autobiographie contemporaine. Jamila, élevée en France, part en vacances en Algérie avec sa famille. Encore adolescente, sans son consentement, elle est mariée à un homme qu’elle déteste. Elle est amoureuse d’un autre. Sa mère a tout arrangé derrière son dos et l’abandonne à sa belle-famille. Le soir des noces, elle est bâillonnée, ligotée, écartelée au lit nuptial dans le noir. Les femmes, par précaution, ont dévissé l’ampoule du plafonnier. Son oncle a signé le contrat de mariage à sa place contre une poignée, une grosse poignée de dinars offerts au fonctionnaire de la mairie. Quel exotisme!
Une famille algérienne qui vit en France, donc. Aucun détail, aucune description ne nous sont épargnés. Là, le génie de l’auteur réside dans son intégrité et nous entraîne par la véracité de son histoire qui, tout autant que celle de Flaubert, fait partie de l’Histoire et au même titre, à classer dans le patrimoine exotique. Cette fois, l’exotisme disjoncté des banlieues de Paris.
Jamila Aït-Abbas, La Fatiha. Née en France, mariée de force en Algérie, Editions Michel Lafon, Paris, 2003, 19 euros