Certains mots m’ont beaucoup impressionnée. D’autres, m’ont énormément déçue. Un de ces mots est le mot chaton. Je dois avoir un peu moins de trois ans. Je suis incapable de prononcer le ch. Je parle de saton. Je pars avec mon grand-père chercher des chatons. Certainement le printemps. Pourquoi cela me frappe-t-il ? C’est bien simple. J’aimerais avoir un petit chat. Chez nous il y a des chiens. Pas de chat. Je suis folle de joie. Enfin, je vais avoir un petit chat à moi. Nous marchons à travers champs, à travers bois. Arrivés dans une clairière mon grand-père étend le bras.
– Regarde, les jolis petits chatons. On va les ramener. J’ai beau écarquiller les yeux, je ne vois rien. Seules des branches se balancent dans le vent. Je suis fascinée. C’est beau. Ça bouge et ça fait un bruit très doux.
– Oui c’est beau. Mon grand-père casse quelques branches et fait un bouquet.
– Là, regarde comme ils sont jolis ! Je ne distingue toujours pas de petits chats. J’ai probablement mal regardé. Les petits chats ont dû s’enfuir. Nous allons les attraper plus tard. C’est évident. Mais non. Nous reprenons le chemin de la maison. Quelle horreur ! Et mon chat alors ? Il paraît que je l’ai dans mes bras. Sans bouger, j’observe les branches. Je ferme les yeux, j’écoute. Rien Même lorsque je retiens ma respiration, les branches ne bruissent plus comme avant. Mais où sont les chatons ? Pourquoi appeler le vent « chaton » ? Très longtemps, j’ai pensé que « chaton » désignait une sorte de vent qui soufflait sur les branches dénudées. Qu’il s’agisse des bourgeons me semblait impossible. Tous les ans, au printemps, j’y repense.
Depuis, il y a toujours eu des mots qui m’ont intriguée. Des mots secrets semble-t-il. Enfin, des mots dont il m’est difficile de percer le sens. Ils sont immenses, mais je les aime. L’un d’eux est « utopie ». C’est un mot que j’ai attrapé, comme cela un jour. Il continue à me charmer. Les mots pour moi sont comme les personnes. Un beau jour, ils surgissent dans ma vie. Certains en repartent, d’autres y restent. Certains me sont chers, d’autres indifférents. Utopie, je le chéris. U-TO-PIE. C’est léger. C’est brillant. C’est clair. Il s’envole des lèvres comme s’il naissait sur le bout de langue. Utopie est un mot innocent. Pour lui faire honneur, je me suis mise à lire les utopies. Celles de Thomas More, de Daniel Defoe et Jonathan Swift bien sûr, pour commencer. Plus récemment, j’ai décidé de remonter aux sources. Ce qui par ailleurs m’a fait buter sur des dystopies. Bah ! le vilain mot. Il siffle et crache et écorche la langue. J’ai l’impression qu’il naît au fond de mon larynx et projette un crachat d’air froid entre mes incisives. L’utopie, douce rêveuse, légère, optimiste et la dystopie cruelle, ironique, cauchemardesque. L’éternel conflit des imaginaires.
Les utopies réalisées tournent souvent à la dystopie puisqu’une des caractéristiques de l’utopie est d’être et de rester dans le domaine de l’imaginaire. Elle est souvent le reflet d’un espoir en un avenir meilleur. Pourtant, il existe à Guise dans l’Aisne, le vestige d’une utopie réalisée par un mutualiste convaincu, Jean-Baptiste Godin. Je veux parler du Familistère. C’est presque un palais que Godin décida de construire seul, suivant sa conception du progrès social. La construction date de 1859-1862 et possède tout le confort moderne de l’époque. Vide-ordures, climatisation, chauffage à tous les étages. Elle abrite 330 logements et compte, en 1867, 1770 âmes qui vivent en économat. En 1862, Godin y fait construire les « maisons de la petite enfance » car les enfants sont pris en charge à deux ans au pouponnât puis, au bambinât. En 1969, s’élèvent les écoles, un théâtre, une bibliothèque et une piscine chauffée. C’est une association qui marche sans problème. Godin peut réaliser tout cela grâce à l’usine de poêles Godin. Lui-même, apprenti à dix-sept ans avait effectué un tour de France en tant que serrurier, ce qui lui avait permis d’observer les conditions de travail. Lorsqu’il inventa le fameux poêle Godin, il imagina de s’enrichir pour améliorer la condition sociale de ses pairs d’alors. Il s’est promis de rendre la vie de ces derniers plus supportable. Ses motifs sont sincères, il est l’inventeur de la fête du 1er mai, des conventions collectives, de la Sécurité Sociale. C’est après avoir lu un article sur le phalanstère de Charles Fourrier qu’il décide de construire le Familistère. Godin, maire de Guise et député socialiste de l’Aisne, sait que l’éducation doit améliorer le sort des ouvriers. Au Familistère, l’éducation est gratuite et obligatoire jusqu’à quatorze ans.
En 1880, « l’Association du Capital et du Travail » transmet la gestion de l’usine et du Familistère aux ouvriers organisés. Une représentation, élue, dirige les affaires. Cette organisation fonctionne jusqu’en 1968. Date fatidique pour les utopies ! Car n’est-il pas surprenant qu’il faille attendre l’an 2000 pour que la ville de Guise et le conseil général de l’Aisne lancent le projet « Utopia » avec l’aide des fonds structurels européens dont le but est de mettre en valeur l’aspect culturel et touristique du Familistère ? L’usine des poêles prospère, de nos jours encore très bien, et possède un très beau musée. Cette organisation fut bel et bien réelle et probablement une des rares utopies du XXème siècle a avoir été réalisée sans qu’il en reste un souvenir de carnage et de massacre, mais qu’au contraire, elle ait vraiment rendu le prolétaire un peu plus heureux de son sort. Pour moi, il reste encore un mystère : comment se fait-il que le Familistère ne soit plus habité ? Cette grande coupole de verre, était-ce trop beau pour être vrai ? N’était-ce que du vent dans les branches ?