Il n’y a pas de hasard dans l’art, non plus qu’en mécanique. [1]
Sans reprendre le débat suscité par les différences entre l’empreinte et la trace et leurs positions relationnelles au texte, nous nous proposons d’observer les traces ducassiennes dans le texte houellebecquien. Il en est souvent ainsi d’un livre, que nous aimons conjecturer sur son contenu mais, aussi sur les textes auxquels il nous fait penser : les intertextes, les hypertextes et les hypotextes. La rencontre est toujours celle du lecteur et des textes, rarement celle des textes ou des auteurs entre eux, fussent-ils contemporains. À plus forte raison lorsqu’un siècle ou plus les sépare.
Or, dans La Parole putanisée (2002), Michel Waldberg s’en prend violemment à Michel Houellebecq. « On ne s’improvise pas Lautréamont ni Ducasse » [2] résume la conclusion de son pamphlet. De toute évidence, nous ne pouvons que souscrire à une telle assertion. Toutefois, nous pensons d’égale mesure l’affirmation de l’impossibilité de s’improviser Houellebecq. En témoignent, en cette rentrée 2004, plusieurs épigones du romancier, tels, Fabrice Pliskin,[3] Simon Liberati, [4] Florian Zeller [5] et quelques autres. Si les auteurs, selon Sénécal [6], ne se montrent pas à la hauteur de Houellebecq, celui-ci n’aurait fait que pasticher Lautréamont, selon Waldberg. Ce qu’il tente de démontrer à grand renfort de citations. « Les rares fois où il renonce au plat pays de sa prose habituelle, Houellebecq se contente de pasticher – mal – Lautréamont. Il y a vers la fin d’Extension, plusieurs tartines de semblables approximations. » [7] Soyons précis. Un pastiche ne peut être une copie intégrale. Waldberg cite Houellebecq : « Après avoir hérissé ma pensée des pieux de la restriction, je puis maintenant ajouter que le concept d’amour, malgré sa fragilité ontologique, détient ou détenait jusqu’à une date récente tous les attributs d’une prodigieuse puissance opératoire. » [8] Ceci fait, il donne un paragraphe de Ducasse :
Pour construire mécaniquement la cervelle d’un conte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées l’intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de sa vie ; il faut, en outre, avec du fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l’impossibilité somnanbulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. [9]
Mis à la suite l’une de l’autre, pourquoi ces deux citations ? Difficile de répondre à la place de Michel Waldberg. Il n’explique en rien la signification de ce bout à bout plus ou moins forcé. Alors que peut-être la suite du texte de Ducasse pourrait nous amenés à une comparaison plus fructueuse : « Je veux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais seulement pour développer ma pensée qui intéresse et agace en même temps […] » [10] Ne serait-ce pas aussi ce que beaucoup reprochent à Houellebecq justement : intéresser et agacer simultanément ? En somme, Waldberg pèche par où il veut prêcher comme le démontre la suite de son exposé pamphlétaire : « Rester vivant, l’un des premiers ouvrages de Houellebecq, d’abord publié aux éditions de la Différence, est un discours sur la méthode en quarante-huit pages, dont seize de texte, autant dire que l’auteur ne s’y est pas foulé. » [11] Pour reprendre un terme de l’auteur, Michel Waldberg ne s’est pas foulé non plus. Côté analyse, c’est plutôt léger, extrêmement léger devrions-nous dire. Alors que de la citation suivante il aurait pu faire ses choux gras :
Quoi qu’il en soit, l’amour existe, puisqu’on peut en observer les effets. Voilà une phrase digne de Claude Bernard, et je tiens à la lui dédier. Ô savant inattaquable, ce n’est pas par hasard si les observations les plus éloignées en apparence de l’objet qu’initialement tu te proposais viennent l’une après l’autre se ranger, comme autant de cailles dodues, sous la rayonnante majesté de ton auréole protectrice. [12]
En effet, cela aurait pu être à condition de définir la différence entre l’amour et le bonheur, puisque dans Rester vivant, Houellebecq déclare : « N’ayez pas peur du bonheur ; il n’existe pas. » [13] Waldberg aurait donc pu souligner la contradiction flagrante des deux assertions de Houellebecq s’il s’était seulement penché un tant soit peu plus profondément sur les textes houellebecquiens. Ne trouve-t-on pas, toujours sur le bonheur, dans Plateforme : « Je n’étais pas heureux, mais j’estimais le bonheur, et je continuais à y aspirer. » [14] Plus loin dans le même roman, le narrateur déclare : « C’est alors que je pris conscience, avec une incrédulité douce, que j’allais revoir Valérie, et que nous allions probablement être heureux. » [15] On le décèle à la lecture, les textes houellebecquiens pullulent de remarques plus ou moins contradictoires sur le bonheur. Toutefois, Walberg ne s’est pas penché plus avant sur les textes de Houellebecq. Au lieu de cela, il énumère et juxtapose, sans plus d’argument qu’au préalable :
Lautréamont : “ Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la générosité ne me rappelle que trop les petits yeux de l’homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant l’homme s’est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que par amour-propre ; mais qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute ; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? Je te salue, vieil océan. ” [16]
Quel rapport, en effet, entre l’océan de Lautréamont et Claude Bernard de Houellebecq ? Pour Dominique Noguez, cette phrase forme « la seule référence stylistique explicite de Michel Houellebecq à un autre auteur. » [17] Claude Bernard en l’occurrence ! Mais revenons un instant à Waldberg qui continue ses citations :
Houellebecq : “ Les trois nobles vérités qui viennent d’illuminer vos regards doivent donc être considérées comme le générateur d’une pyramide de sagesse qui, inédite merveille, survolera d’une aile légère les océans désagrégés du doute. C’est assez souligner leur importance. Il n’en reste pas moins qu’à l’heure présente elles rappellent plutôt, par leurs dimensions et leur caractère abrupt, trois colonnes de granit érigées en plein désert (telles qu’on peut par exemple en observer dans la plaine de Thèbes.) ” [18]
Suite au passage précité, Waldberg s’interroge : « Ces « trois colonnes de granit » ne sont-elles pas une resucée des « deux piliers » des Chants de Maldoror, « qu’il n’était pas difficile et encore moins possible de prendre pour des baobabs, [et qui] s’apercevaient dans la vallée, plus grands que deux épingles. » [19] Cependant, les deux piliers des Chants s’aperçoivent aussi comme « Deux tours énormes » [20] dans la vallée. Nous pouvons en imaginer les traces dans les tours de la cathédrale de Chartres d’Extension du domaine de la lutte, survolées en rêve par le narrateur : « Je plane au-dessus de la cathédrale de Chartres. […] Je m’approche des tours […] Ces tours sont immenses, noires, maléfiques […] » [21] Le narrateur nous confie que son nez « est un trou béant par lequel suppure la matière organique » [22] ce qui, à notre avis, renforce l’allusion au texte ducassien. Toutefois, cet univers onirique ressemble à celui que Houellebecq découvre chez Lovecraft :
car l’architecture de rêve qu’il nous décrit est, comme celle des grandes cathédrale gothiques ou baroque, une architecture totale. […] Comme celle des grandes cathédrales, comme celle de temples hindous, l’architecture de H.P. Lovecraft est beaucoup plus qu’un jeu mathématique de volumes. Elle est entièrement imprégnée par l’idée d’une dramaturgie mythique qui donne son sens à l’édifice. [23]
Sans contestation possible, le drame, dans son sens le plus strict, fait irruption dans le cauchemar du narrateur d’Extension du domaine de la lutte, et cela avec toute l’horreur digne d’une prose, ducassienne ou lovecraftienne, qui engendre, à plus d’un moment, fascination et répulsion tout à la fois. Revenons, cependant, à la prose de Michel Waldberg.
« On retrouve chez Houellebecq, mais dilué, réduit à la teneur d’un brouet clair, le mélange, détonant, de plusieurs styles avec le grand art oratoire du XVIIè siècle. Mais l’on y chercherait en vain le mélange, détonnant, de surnaturalisme et d’ironie en quoi Baudelaire quintessenciait le romantisme. » [24] Ce en quoi, Waldberg est dans l’erreur ne lui en déplaise. Ce mélange auquel il réfère est la quintessence même de plusieurs pages houellebecquiennes. Dans Houellebecq, Sperme et sang (2003), nous évoquons justement Houellebecq, Baudelaire et Agrippa d’Aubigné en un souffle :
Il [le narrateur] s’absorbe dans la contemplation de ce spectacle imposant qui évoque d’une part, grâce au rouge sang sur le vert sombre, un tableau de Delacroix commenté par Baudelaire et par les petites agglomérations qui fument au loin, une scène champêtre telles que nous les connaissons peintes par les maîtres du XVIIIème […] Ce sang omniprésent jusque dans un soleil levant […] effleure d’une note légère mais soutenue, la Saint Barthélemy d’Agrippa d’Aubigné, dont Les Tragiques (1616) chantent une Seine rouge de sang, de Paris jusqu’à Rouen. [25]
Aujourd’hui, nous ajoutons : en passant par Lautréamont qui lui aussi voit que « La Seine entraîne un corps humain. » [26] Ces corps qui teintent de sang les eaux du fleuve chez D’Aubigné, eaux que le narrateur de Houellebecq pense être sang.
Dans tout texte, et partant de là, tout roman ou récit, subsiste toujours les traces de textes antérieurs. Dominique Noguez remarque avec justesse qu’ « il s’agit toujours des rapports d’un texte donné avec un autre, antérieur (l’hypotexte »). » [27] Et de citer plusieurs exemples de Houellebecq qui trahiraient des traits balzaciens, baudelairiens, camusiens, flaubertiens ou nervaliens. Le rapport peut donc être :
objectif, car explicite et avoué par l’auteur lui-même (dans le cas du pastiche), ou subjectif, parce que dépendant de la culture du lecteur et à la merci, parfois de sa propension, simple ou paranoïde, à voir des allusions ou des ressemblances partout. Ainsi on pourra repérer, chez Michel Houellebecq, dans les poèmes des traits baudelairiens ou nervaliens, dans les romans des traits balzaciens – par exemple dans une phrase comme « Et si le voyageur éphémère veut bien rappeler à sa mémoire ;;; » (EXT 59) – , ou flaubertiens – par exemple dans une phrase comme « On prononça quelques paroles sur la tristesse de cette mort et sur les difficultés de la conduite par temps de brouillard, on reprit le travail et ce fut tout », qui n’est pas sans évoquer « et ce fut tout » qui clôt l’histoire d’amour de L’Education sentimentale -, voire des traits camusiens (le Camus de L’Etranger) – par exemple « Assisté à la mort d’un type, aujourd’hui… » (EXT 76) qui peut faire penser au célèbre incipit (« Aujourd’hui maman est morte »), sauf que la précision qui suit, « aux Nouvelles Galeries », est typiquement houellebecquienne. [28]
On le voit, il y en a pour tout le monde. Nous reviendrons ultérieurement sur la mort aux Nouvelles Galeries. « Pertinents ou pas, ces rapprochements sont de la responsabilité du lecteur et ont quelque chose de facultatif, voire d’arbitraire. » [29] nous dit Noguez. Toutefois, Houellebecq incite à lire les auteurs, les poètes et leur biographie : « L’étude de la biographie de vos poètes préférés pourra vous êtes utiles » [30] d’où il est possible d’en déduire que leurs traces apparaissent dans l’écriture de leurs lecteurs.
Au sujet d’Extension du domaine de la lutte, Noguez écrit :
Le poète [ Ducasse ] est explicitement évoqué dans Lovecraft, pour son utilisation du vocabulaire scientifique (LOV 71). Et à qui, de fait sinon à l’auteur des Chants de Maldoror, est-il clairement rendu hommage dans l’étrange description du ciel aux abords de Bab-el-Mandel (description dont le lien avec le récit en cours reste assez énigmatique) : “… l’horizon ne se départit jamais de cet éclat surchauffé et blanc que l’on peut également observer dans les usines sidérurgiques, à la troisième phase du traitement du minerai de fer (je veux parler de ce moment où s’épanouit, comme suspendue dans l’atmosphère et bizarrement consubstantielle de sa nature intrinsèque, la coulée nouvellement formée d’acier liquide) ” [31]
Noguez voit donc dans ce passage un pur hommage à Ducasse. Nous souscrivons entièrement à son assertion. De même, nous pensons pouvoir signaler plusieurs autres allusions au poète.
Par exemple, l’aventure du canari qui se fait déchiqueter dans le rêve de Michel des Particules élémentaires rejoint étrangement le « Ah ! l’aigle t’arrache un œil avec son bec […] » [32] Toujours dans le même ouvrage, le rêve de Bruno à qui il reste un œil unique évoque ce passage du troisième chant : « Et mon œil se recollait à la grille » [33] ou encore : « Je me suis aperçu que je n’avais qu’un œil. » [34] Considérons maintenant, les magasins évoqués par les deux auteurs. « Les magasins de la rue Vivienne » [35] où « Une femme s’évanouit » [36] que personne ne relève ne bruissent-ils pas dans « la mort d’un type, aujourd’hui, aux Nouvelles Galeries. » [37] Comme nous l’avons signalé, Noguez voit, au contraire, dans ce passage un trait camusien.
Michel de Plateforme lorsqu’il nous conte : « Le soir même, j’examinai avec attention le clitoris de Valérie. » [38] s’inspire-t-il du chant deuxième : « Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m’arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d’une femme […]. » [39] Il est vrai que le vagin et le clitoris sont deux organes que l’on ne saurait confondre. Toutefois, fort est de convenir de leur rapprochement géographique incontestable. Dans le même chant, la phrase : « J’avais dit que je voulais défendre l’homme […] » [40] résonne étrangement en écho à la fin des Particules élémentaires : « Au moment où ses derniers représentants vont s’éteindre, nous estimons légitime de rendre à l’humanité ce dernier hommage ; hommage qui, lui aussi, finira par s’effacer et se perdre dans les sables du temps ; il est cependant nécessaire que cet hommage, au moins une fois, ait été accompli. Ce livre est dédié à l’homme. » [41] Cette dernière phrase « donne le frisson » [42] à Waldberg qui ne relève pas l’ascendance possible des Chants mais se contente de commenter : « Autant y croire que de confier son sort au Père Ubu, à Arturo Ui ou au docteur Folamour. » [43] Nous nous abstenons de tout commentaire.
Toujours d’une manière toute subjective et pourtant très convaincue, nous citons deux fragments supplémentaires des Chants et leur parallèle évident dans Extension. Tout d’abord chez Ducasse, sans nous arrêter aux différentes versions connues : « Je me propose sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre. » [44] et tout au début du premier chant : « Il y en a qui écrivent pour chercher les applaudissements […] » [45] Deux fragments auxquels nous comparons maintenant Extension du domaine de la lutte : « Mon propos n’est pas de vous enchanter par de subtiles notations psychologiques. Je n’ambitionne pas de vous arracher des applaudissements par ma finesse et mon humour. » [46] et sur la même page : « Pour atteindre le but, autrement philosophique, que je me propose […] » [47] Il serait vain de penser que chaque fois qu’un auteur écrit « je me propose » il cite Ducasse. Néanmoins, écrit sur la même page que le fragment sur les applaudissements, il y a matière à interrogation. Cela d’autant plus que les deux fragments relevés chez Ducasse font partie du même chant à quelques pages d’intervalle.
Et enfin, last but not least ou en dernier mais non le moindre, : « Ce n’est pas la première fois que le cauchemar de la perte momentanée de la mémoire établit sa demeure dans mon imagination, quand, par les inflexibles lois de l’optique, il m’arrive d’être placé devant la méconnaissance de ma propre image ! » [48] Ce passage n’est-il pas, en grande partie, reflété dans l’univers houellebecquien avec ses personnages empreints de la méconnaissance de soi. Que l’on se souvienne de Michel de Plateforme qui voit son père dans son visage face au miroir mais reste incapable d’auto réflexion ou du narrateur d’Extension qui échoue dans son entreprise dernière, incapable de se réconciler avec la vie, par manque de connaissance de soi.
Mais lorsque Houellebecq écrit l’une de ses dissertations biologiques, de quel prédécesseur s’inspire-t-il ? Dans son essai, il expose :
A part Lautréamont recopiant des pages d’une encyclopédie du comportement animal, on voit mal quel prédécesseur on pourrait trouver à Lovecraft. Et celui-ci n’avait certainement jamais entendu parler des Chants de Maldoror. Il semble bien en être arrivé de lui-même à cette découverte : l’utilisation du vocabulaire scientifique peut constituer un extraordinaire stimulant pour l’imagination poétique. Le contenu à la fois précis, fouillé dans les détails et riche en arrière-plans théoriques qui est celui des encyclopédies peut produire un effet délirant et extatique. [49]
Un effet que Houellebecq ne se prive pas de produire. Cependant, la question reste ouverte : est-ce H.P. Lovecraft ou Ducasse qui transparaît lorsque Michel Houellebecq reproduit le langage scientifique ? Nous optons pour Ducasse. Houellebecq, dans ce passage, détourne l’attention de la filiation ducassienne de ses écrits, pour la projeter sur ses ascendants lovecraftiens. Ascendants indéniables mais nullement exclusifs.
La tentation est grande de voir dans Extension du domaine de la lutte un style empreint de traces ducassiennes dans ce que Bachelard nomme une « phénoménologie de l’agression. » [50] Tout comme Lautréamont, Houellebecq « donne la souffrance » [51] mais son narrateur la subit également jusque dans son univers onirique : « A chaque fois, devant ces outils tachés de sang, je ressens au détail près les souffrances de la victime. » [52] Quant à son agression, elle est auto-agression dans un désir d’automutilation : « Il y a des ciseaux sur la table près de mon lit. L’idée s’impose : trancher mon sexe. » [53] La violence, que nous voyons à l’œuvre dans cette auto mutilation souhaitée, qui est une agression contre soi est, selon la théorie de Bachelard un moment ducassien. Car, nous dit-il, la violence possède « toujours un commencement gratuit, un commencement pur, un instant ducassien. » [54]
Cette tentation de voir un style empreint de traces ducassiennes repose sur le point de départ adopté : Les Chants ou les Poésies. En effet, selon Pierssens, Les Chants sont : « une grande parade diabolique qui mettait tout en œuvre pour susciter chez le lecteur romantique à la fois horreur et jouissance » [55] à l’aide de multiples scènes de transgression. Une des critiques récurrentes faite à Houellebecq est justement la transgression récurrente des codes, littéraires et sociaux. En ce sens, cette accusation le rapproche de Ducasse si l’on prend les Chants comme point de référence.
Un autre aspect de la dialectique maldorienne qui se reconnaît dans l’œuvre houellebecquienne est le processus de spéculation dont parle Pierssens lorsqu’il précise : « Maldoror se présentait déjà au lecteur comme le reflet non censuré des réalités cachées de la nature humaine. » [56] Nous avons décrit cette facette dans Houellebecq, Sperme et sang, et stipulé que les héros houellebecquiens « nous tendent un miroir où sonder notre image. » [57] Ce processus de spéculation nous renvoie leurs particularités les moins acceptables qui de fait sont les nôtres. « Toute la dialectique de Maldoror repose donc sur l’ostention insistante d’un miroir qui doit annuler la déformation des images que l’homme reçoit communément de lui-même. » [58] Cette thèse de Pierssens peut aussi bien s’appliquer à la dialectique houellebecquienne. Quant au miroir, il est formé par le langage. « Le langage-miroir », comme le nomme Jacques Durand, « réfléchit une image insolite, inattendue, disloquée et dérivante. » [59] Image qui permet un spectre de lectures différentes et même contradictoires.
Le pastiche est l’imitation d’un style. Ce n’est pas une œuvre ou un auteur que l’on pastiche mais le style de celui-ci ou d’une époque. À l’encontre de la parodie, le pastiche n’est pas nécessairement comique mais il suppose une certaine distance génératrice d’ironie. Donc, Houellebecq ne peut pasticher, bien ou mal, Lautréamont comme l’affirme Waldberg.
L’hommage, quant à lui, n’est pas un style littéraire ni un genre mais à l’origine, un terme de féodalité. Un chevalier qui rend hommage à un autre reconnaît la suzeraineté de ce dernier. Pour un auteur, il s’agit souvent du témoignage de l’existence de son prédécesseur. Un clin d’œil, si l’on veut. Houellebecq, sans aucun doute, a lu Les Chants de Maldoror et quel auteur pourrait prétendre avoir évacué toute influence ducassienne ? Houellebecq, moins que tout autre qui signale les traces de Lautréamont jusque chez un auteur qui l’ignore totalement.
Ni la trace, ni l’hommage ne sont un terme qui relève du littéraire. Dans le cadre d’une analyse littéraire, nous pensons que le terme d’allusion que nous avons employé à plusieurs reprises est le mieux approprié aux cas précis que nous venons de décrire. Comme nous l’avons vu plus haut, le pastiche est un terme incorrect employé d’auteur à auteur. Par contre, nous pouvons entièrement souscrire au terme hommage dans le sens que l’emploie Dominique Noguez.
Nous tenons à remercier les organisateurs, Pascal Durand, Jean-Pierre Bertrand et Paul Aron, qui nous permis de communiquer ce bref exposé lors du colloque « La Littérature Maldoror » (2204.)
[1] Charles Baudelaire
[2] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 30
[3] Fabrice Pliskin, L’argent dormant, Paris, Flammarion, 2004
[4] Simon Liberati, Anthologie des apparitions, Paris, Flammarion, 2004
[5] Florian Zeller, La Fascination du pire, Paris, Flammarion, 2004
[6] Didier Sénécal, « La rentrée houellebecquienne », Paris, Lire, Septembre 2004, pp. 76-77
[7] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 36
[8] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 94, cité par Michel Walberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 36
[9] Lautréamont, Les Chants de Maldoror, p. 241, cité par M. Walberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 37
[10] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Paris, Pocket, 1992, p. 241, nous soulignons
[11] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 30, souligné dans le texte
[12] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 94 cité par M. Walberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 37, souligné dans le texte
[13] Michel Houellebecq, Rester vivant (1991), Paris, Librio, 1999, p. 21
[14] Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 22
[15] ibid., p. 150
[16] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, pp. 37-38
[17] Lautréamont, Les Chants de Maldoror, pp. 35-36, cité par Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 104
[18] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 95, cité par M. Walberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 38
[19] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 38
[20] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Pocket, Paris, 1992, p. 150
[21] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai lu, 1997, pp. 141-142
[22] ibid., p. 142
[23] Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft (1991), Paris, J’ai lu, 1999, p. 71, souligné dans le texte
[24] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, pp. 38-39
[25] Murielle Lucie Clément, Houellebecq, Sperme et sang, Paris, L’Harmattan, 2003, pp. 21-22
[26] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Pocket, Paris, 1992, p. 106
[27] Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 102
[28] ibid., p. 102
[29] ibid., p. 103
[30] Michel Houellebecq, Rester vivant (1991), Paris, Librio, 1999, p. 20
[31] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 142, cité par Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, pp. 103-104
[32] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Paris, Pocket, 1992, p. 127
[33] ibid., p. 134
[34] ibid., p. 228
[35] ibid., p. 215
[36] ibid., p. 216
[37] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai Lu, 1999, p. 66
[38] Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 313
[39] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Paris, Pocket, 1992, p. 113
[40] ibid., p. 113
[41] Michel Houellebecq, Les Particules élementaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 394, nous soulignons
[42] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 41
[43] ibid., p. 41
[44] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Paris, Pocket, 1992, p. 34
[45] ibid., p. 25
[46] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai Lu, 1999, p.16
[47] ibid., p. 16
[48] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Paris, Pocket, 1992, p.162, nous soulignons
[49] Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft (1991), Paris, J’ai lu, Paris, 1999, pp. 82-83
[50] Gaston Bachelard, Lautréamont, Paris, José Corti, 1939, p. 3
[51] ibid., p. 4
[52] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai Lu, 1999, pp. 142-143
[53] ibid., p. 143
[54] Gaston Bachelard, Lautréamont, Paris, José Corti, 1939, p. 184
[55] Michel Pierssens, Lautréamont. Ethique à Maldoror, Lille, Presses Universitaires, 1984, p. 16
[56] ibid., p. 62
[57] Murielle Lucie Clément, Houellebecq, Sperme et sang, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 194
[58] Michel Pierssens, Lautréamont. Ethique à Maldoror, Lille, Presses Universitaires, 1984, p. 62
[59] Jacques Durand, « Un piège à rats perpétuel », Lautréamont, Paris, M. Chaleil et Ed. Supervie, 1971, p. 172