septembre 6, 2016 By MLC

Fouad Laroui

Fouad Laroui“« Nous » et « eux » ou l’image de l’islam chez Fouad Laroui”, dans  Ecrivains Maghrebins Francophones et l’Islam : constance dans la diversité, sous la direction de Najib Redouane, Paris, L’Harmattan, 2013.

Un écrivain franco-marocain international 

Lauréat du prix Goncourt de la nouvelle pour L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine[1], né à Oujda au Maroc oriental, Fouad Laroui étudie au lycée Lyautey de Casablanca, puis à l’École Nationale des Ponts et Chaussées en France. Après avoir obtenu un diplôme d’ingénieur, il repart dans son pays natal et dirige à Khouribga une usine de phosphate. Il passe ensuite plusieurs années à Cambridge et à York où il présente un doctorat en sciences économiques. Il quitte le Royaume-Uni pour les Pays-Bas enseigner l’économétrie et les sciences de l’environnement tout en se consacrant parallèlement à l’écriture. A l’heure actuelle, il fait partie du corps enseignant du Département de français de l’Université d’Amsterdam. De ce qui précède, nous considérons Fouad Laroui un auteur international plutôt que simplement franco-marocain, et cela d’autant plus que ses fictions se déroulent dans divers pays.

Dans cette brève étude, nous nous appliquerons à déceler l’image de l’islam chez Fouad Laroui. Dans ce dessein, après avoir tracé un court portrait de l’auteur, nous nous pencherons sur le « eux » et « nous » et quelques génocides engendrés par cette notion en nous reportant à plusieurs exactions meurtrières. Nous examinerons ensuite la notion de groupe, d’honneur et nous les analyserons ainsi que la présence de la représentation de l’islam dans les fictions.

Dans ses romans, Fouad Laroui plante des personnages loufoques et brosse des portraits comiques de la société comme dans son premier-né, Les Dents du typographe (1996)[2], où un jeune marocain refuse l’ordre établi et se détache de sa patrie ou La Femme la plus riche du Yorshire (2008)[3] qui met en scène des types britanniques et un jeune universitaire qui les étudie avec les mêmes outils d’anthropologue habituellement utilisés pour l’analyse des peuplades dites primitives. Parallèlement à l’humour, ses romans et nouvelles sont riches d’un enseignement qui lui a peut-être été personnellement offert par la vie même.

Le père de Fouad est porté disparu depuis 1969 : « Je suis la dernière personne à l’avoir vu. C’était le 17 avril 1969. Il est sorti de la maison pour aller acheter le journal, et nous ne l’avons plus revu. Je n’en ai jamais parlé à personne, puis quand j’ai commencé à écrire, certains de mes personnages disparaissaient… »[4]. Ses romans, écrits en français, connaissent un grand succès au Maroc. Conjuguant ironie et humanisme, il y dépeint les travers et la pesanteur des relations humaines dans son pays natal ou ailleurs, avec un humour léger et fort à propos. Mais, Fouad peut aussi se montrer sérieux et ses cibles restent la bêtise, la méchanceté et le fanatisme. Comme il le déclare,

J’écris pour dénoncer des situations qui me choquent. Pour dénicher la bêtise sous toutes ses formes. La méchanceté, la cruauté, le fanatisme, la sottise me révulsent. Je suis en train de compléter une trilogie. Les dents du topographe avait pour thème l’identité. De quel amour blesséparle de tolérance. Le troisième qui vient de paraître sous le titre Méfiez-vous des parachutistes, parle de l’individu. Identité, tolérance, respect de l’individu : voilà trois valeurs qui m’intéressent parce qu’elles sont malmenées ou mal comprises dans nos pays du Maghreb et peut-être aussi ailleurs en Afrique et dans les pays arabes[5].

Fouad Laroui est conscient de la disparité entre sa propre personnalité, son expérience existentielle et les membres de la société de son pays natal où il fit l’apprentissage du français depuis son plus jeune âge :

Parce que mon père le voulait ainsi, j’ai effectué toute ma scolarité au sein de la Mission Universitaire Française, ce qui explique pourquoi j’écris en français et non en arabe. Il y a par conséquent une distance, on ne peut pas le nier, entre ce qui est l’arrière-plan de mes romans et moi-même : on peut se demander si le Maroc dont je parle n’est pas une fiction[6].

Et ajoute-t-il dans le même article : « D’ailleurs, cette distance, je la revendique et l’accentue : j’introduis un peu partout de fausses références à un passé auquel rien ne me relie, comme ce philosophe nommé Hamidullah, dans Les Dents du topographe, grande figure à la Ibn Khaldoun, et qui est pur produit de mon imagination »[7]. Les véritables racines littéraires de Fouad Laroui sont peut-être inattendues pour un auteur d’origine marocaine, mais sa scolarité les explique pleinement. Sans être intentionnel, son parcours l’a délibérément porté vers les grands classiques français.

On peut déceler chez chaque auteur des influences diverses, mais il y a généralement, à la base, un Russe pour un Russe ou un Français pour un Français. Des auteurs de prédilection qui ont peut-être arpenté les mêmes rues, fréquenté le même collège, qu’on peut voir dans une hallucination comme un père naturel. En ce qui me concerne, c’est Voltaire, pour l’ironie et le sarcasme, et Diderot pour la liberté et le bonheur d’écrire, et c’est tout […][8].

Toutefois, l’immense érudition de Laroui l’a empêché de négliger les grands auteurs de la culture arabe, en témoignent son essai sur l’islam et ses nombreuses références au Coran et ses sourates, ses détracteurs et ses partisans.

« Eux » et « Nous »

Dans son essai, De l’islamisme. Une réfutation personnelle du totalitarisme religieux (2006), Fouad Laroui établit la différence entre islam et islamisme. Une différence visible dans ses romans et ses nouvelles.

L’islamisme, c’est une vision totalitariste de l’islam, puisqu’il le conçoit comme ayant réponse à tous les problèmes de la vie[9].

Selon Laroui, l’islamisme est plus que l’utilisation politique de l’islam. C’est « la dénaturation d’une foi »[10]. L’exact contraire de cette foi ne repose sur rien, dit-il. La foi est une chose personnelle, un « élan rigoureusement individuel » qui nous propulse au-delà de nous-mêmes, nous pousse à la recherche en dehors de nous-mêmes d’une entité plus grande que nous. Mais, ce sentiment ne peut se définir :

Même un juif rigoureusement athée comme Freud – c’est ainsi qu’il se définissait – mentionne quelque part ce « sentiment océanique » qui s’empare parfois de l’être humain et qui fait plus appel à la poésie qu’à la raison. Sentiment océanique : je fais partie d’un Tout qui me dépasse, que je ne peux saisir par l’exercice de ma pensée. Il me reste à fermer les yeux et à être déraisonnable[11].

Déraisonnable comme le petit Mehdi dans Une année chez les Français (2010) qui s’adonne sans retenue aucune à son amour des mots même s’il ne les comprend pas tous et que ceux-ci le propulsent dans un monde imaginaire inaccessible aux autres.

En ce qui concerne la religion, c’est ce qui définit un « nous » et un « eux » qui génère le « Nous contre eux ». Si selon Laroui, il s’agit-là du problème des décennies prochaines, nous pouvons voir que ce problème existe depuis que le monde est monde et a engendré les pires atrocités.

Toutes ces interdictions, tous ces commandements qui forment le totalitarisme de la vie quotidienne ne servent finalement qu’à définir un nous et un eux. Nous ne mangeons pas de lézard, nous ne nous rasons jamais la barbe, nos femmes sont voilées… [12].

S’il y a encore peu d’études sur les ravages générés par cette division au Maghreb, en revanche des analyses ont été conduites sur d’autres régions. Par exemple, Ben Kiernan, dans Le Génocide au Cambodge[13] a expliqué ce mécanisme d’une vie ordinaire pouvant conduire à des atrocités par le seul pouvoir du « nous » et « eux » en dépeignant dans ses détails la vie de Pol Pot qui, à l’origine, différait peu en un grand nombre de points de n’importe quelle existence de jeunes Cambodgiens partant étudier à l’étranger si ce n’est qu’il connut très peu de la vie villageoise[14].

Génocides

Il est en effet saisissant de voir qu’en moins de quatre années, un quart de la population cambodgienne fut  assassinée par l’obsession de la purification déterminée par le « nous » et « eux », la « population de base » et les « autres ». Toute transgression des lois érigées en règlement des moindres détails de la vie quotidienne pouvait entraîner la mort. On peut reprocher à Kiernan une vision naïve du marxisme-léninisme comme l’a fait Jean-Louis Margolin dans sa critique du Génocide au Cambodge[15], cependant, celle-ci n’en est pas moins claire et précise sur les raisons du génocide.

Le génocide, écrivons-nous, est la dimension première du marxisme-léninisme maoïste à la cambodgienne. 
En effet, partout ailleurs en Asie du Sud-Est, le marxisme-léninisme tenta de récupérer les aspirations nationales à l’indépendance et à la souveraineté par un amalgame nationaliste qui visait à ancrer la révolution dans le cours nécessaire et inéluctable de l’histoire des pays ; or l’idéologie forgée, dans leurs années parisiennes puis après, par Pol Pot et son groupe avait pour principe de restaurer la grandeur historique non plus d’une nation, mais d’une race – la race khmer[16].

Car il faut bien se rendre compte que la notion de « eux » et « nous » fut le déclencheur imperturbable de ce massacre presque continuel :

Cette exaltation de la race est au cœur du régime de Pol Pot, elle dicte sa politique ; elle détermine sa conquête de l’appareil du parti, dès les années 1960, par l’élimination minutieuse de toute la vieille garde communiste cambodgienne formée par le marxisme-léninisme vietnamien du temps des combats antifrançais ; elle est le moteur, à partir de l’intervention américaine, de la politique systématique de prise de contrôle dans toutes les zones, où liquidations et purges font disparaître ceux que l’on juge avoir un esprit vietnamien dans un corps khmer ; elle détermine le processus mis en place dès avant la prise de Phnom Penh d’éradication des minorités nationales non khmères : les Chams musulmans, au premier chef, mais aussi les Vietnamiens, les Chinois et, dans une moindre mesure, les Laotiens et les Thaïlandais ; elle détermine enfin la division de la race khmère entre le peuple de base – paysan, traditionnel, rural, largement illettré, celui des toutes premières zones de maquis créées dès 1970, au lendemain du coup d’État pro­américain de Lon Nol – et le peuple nouveau, celui vidé des villes, urbanisé, éduqué, intellectuel, ouvrier ou commerçant, sensible à l’influence, voire l’éducation et la culture étrangères[17].

Cette haine qui se dilapide sur une autre race, peuple, religion ou parti politique – souvent créés de toutes pièces à partir d’arguments plus ou moins fallacieux – est loin d’être l’apanage d’un peuple en particulier. En effet, l’Ancient Testament présente de nombreuses références à des peuples qui devront être ou seront éradiqués de la surface de la terre et cela toujours en référence à ce fameux « nous » et « eux ».

Quelques exactions meurtrières

Depuis des millénaires, les sociétés humaines ont perpétré des génocides et cela dans toutes les cultures ou presque. Les socio psychologues ont établi que c’étaient des hommes de pouvoir qui en étaient les auteurs. Malheureusement, comme l’a stipulé Douglas M. Kelley dans Twenty-two cells in Nuremberg (1995)[18] ces hommes ne sont pas des fous furieux ou atteints de folie inhumaine – ce que la société préfèrerait croire. Non, en règle générale et prouvée, ce sont des hommes de grande intelligence, en ont témoigné au XXe siècle les dirigeants nazis dont le QI oscillait en moyenne autour de 128.

Des analyses des notes de Kelley et Gilbert, deux psychiatres qui ont conduit, après la défaite du IIIe Reich, des entretiens avec les vingt-deux dirigeants nazis accusés de crimes contre l’humanité, ont déterminé que ces personnes étaient extrêmement bien adaptées et possédaient des personnalités très diverses. En conclusion, il n’y aurait pas de personnalité nazie typique[19].  Et les génocides des Arméniens en Turquie ou des musulmans en Ex-Yougoslavie ou encore de ceux du Rwanda, nous démontrent qu’il n’y a pas de peuple type pour les commettre.

Les expériences et les analyses conduites sur les documents relatifs à l’Holocauste et ses bourreaux devraient nous amener à mieux comprendre les mécanismes des génocides en général. Toutefois,  bien que tous les génocides perpétrés au cours des siècles soient tous très différents dans leur exécution et motifs extérieurs, ils ont tous un dénominateur communs : un groupe décide d’en exterminer un autre.

Comme le démontre James Waller dans Becoming Evil: How Ordinary People Commit Genocide and Mass Killing[20], les groupes qui veulent commettre des crimes de masses – que ceux-ci soient politiques ou sociaux, et que ce soit sur la base de différences ethniques, religieuses ou raciales –, ne sont jamais en manque d’individus pour les exécuter. Seule exigence : forger le fameux « eux et nous ».

Le groupe, l’honneur, l’islam

Le « nous » et « eux » a besoin d’un ou de plusieurs dénominateurs communs pour devenir effectif comme groupe. Selon Laroui, la langue peut créer ce sentiment d’appartenance à un groupe. Dans De quel amour blessé (1998), un des protagonistes démontre à l’autre que pour être arabe, il est nécessaire de comprendre l’arabe : « Oum Kalsoum, c’est la Callas… C’était une cantatrice, une superstar ! Donc : un cheikh huileux, un Libanais de Neuilly ou un footballeur du Maghreb, ce qu’ils ont en commun, c’est de pouvoir écouter Oum Kalsoum en version originale. Or toi, tu ne parles pas arabe, donc tu n’es pas un Arabe. C’est mon point de vue, je ne bouge pas de là » (68). Et en revanche, connaître les mots sans en comprendre la signification n’a aucune valeur (74).

Par ailleurs, Henri Tajfel, un socio psychologue britannique, a enquêté sur les caractéristiques communes nécessaires pour qu’un groupe se considère tel et sa conclusion fut que leur nombre pouvait être infime. Un de ses élèves, Richard Bournis, l’exprime ainsi :

Henri Tajfel, dans ses études originales, a réussi à démontrer que la catégorisation « eux-nous », et aussi l’identification à son propre groupe, est suffisante pour créer un effet de discrimination en faveur de notre propre groupe et contre l’autre groupe[21].

Ainsi peut-il se révéler en temps de guerre, non seulement dans l’armée, mais aussi au travers des genres et engendrer une véritable guerre des sexes comme l’expriment plusieurs analyses de génocides. Par exemple, Gerhard Reichling dans le livre de Helke Sander et Barbara Johr, BeFreier und Befreite. Krieg, Vergewaltigungen, Kinder parle des femmes allemandes violées et souvent tuées par les soldats soviétiques à Berlin[22] et remarque que ces faits sont encore par trop méconnus et parfois sciemment occultés. Par ailleurs, le viol, souvent perpétré en tant que représailles du vainqueur sur le vaincu l’est aussi pour sauver l’honneur du premier, mais détruit celui du second.

Cependant, comme l’exprime Fouad Laroui, combattre avec courage peut être admis bien que d’autres possibilités soient aptes à sauver l’honneur.

Si l’on veut survivre comme individu, la meilleure stratégie dans une bataille, c’est de prendre la fuite. Mais si tout le monde fait cela, c’est la débandade et la fin du clan. L’honneur du membre du clan, c’est donc de combattre et de combattre avec courage. D’autres conduites étaient honorables : l’hospitalité, la dignité, la générosité, etc. Tout cela ne pose aucun problème : ce sont des vertus qui sont également souhaitables chez l’individu dans un monde sans tribus. Le nôtre, par exemple[23].

Les romans, les nouvelles, l’islam et le Coran

Grâce à ses personnages, Laroui détruit quelques préjugés et en débusque d’autres profondément enracinés dans la croyance sociétale comme celui qui fait admettre que tout Arabe est musulman. Ainsi, dans Une année chez les Français, le petit héros Mehdi est-il subjugué par la vie au lycée et par son entremise, Laroui montre que tous les Marocains ne sont pas nécessairement musulmans (142). L’islam n’interdit rien à l’exception de faire sa prière en état d’ébriété, donc l’absorption de vin est autorisée par le Coran, dans une scène où s’accentuent les malentendus. Mehdi grimaçant devant le verre de vin tendu, le pion qui vient de le lui offrir, pense que cela est dû à la pauvre qualité du breuvage : « Ce n’est pas du château pétrus mais ce n’est pas non plus de la piquette » professe-t-il après lui avoir appris que « Les Français, ils mettent du vin dans le biberon de leurs enfants » (143-144). Phrases où perce l’humour de Laroui. Le « château pétrus » réunit le vin tant aimé des Français – il faut tout de même l’avouer, s’il est bon il provient d’un château, d’où son appellation – et petrus, le petit clin d’œil à la chrétienté. Et l’autre côté du cliché, laisse voir les Français qui mettraient du vin dans le biberon de leurs enfants – les préjugés ont la peau dure.

Par les réflexions de Medhi à la fin de l’année scolaire, Laroui démontre l’inanité des préjugés d’un groupe vis-à-vis de l’autre :

Tayeb disait des professeurs de Lyautey que c’étaient des barbares parce que certains vivaient en concubinage […]. Et peut-être y avait-il dans certains comportements, certaines idées de Tayeb quelque chose de barbare aux yeux de… M. Porte, peut-être ?  (296)

Le Coran demande à ses adeptes d’être mariés pour être de bons musulmans. Une obligation que Laroui précise dans l’un de ses romans, comme nous le verrons plus loin. Que le Coran interdise les jeux de dames ou d’échecs, le narrateur de Quel amour blessé le réfute (47) et la maîtresse de maison se révolte en refusant d’accomplir les tâches ménagères lorsque l’on veut la priver de télévision qui selon un invité serait un péché (48).

Et comprendre tout le monde signifie quoi pour celui qui comprend l’une et l’autre des positions de chacun ? Être doublement barbare ou être rien du tout ? Deux conclusions « aussi inquiétante » l’une que l’autre pour Medhi au début du chemin de la vie.

Parler de temps en temps de religion implique de parler du Coran lorsque les Marocains sont en scène. Aussi dans Le Jour où Malika ne s’est pas mariée (2009), le lecteur fait-il la connaissance avec le hadith qui stipule l’obligation de se marier pour un bon musulman. Mais, les « bondieuseries laïques » que sont les tours Eiffel en plastique, les filets de pêcheurs accrochés aux murs, les vues du Mont-Saint-Michel, le Gavroche, le poulbot et les réclames diverses apparaissent dans La Femme la plus riche du Yorkshire, sans qu’il soit questions de « eux » ou « nous ».

Chez Laroui, il s’agit plutôt souvent de « moi » et « eux » comme dans La Femme la plus riche du Yorkshire où le « docteur Serghini, fleuron de l’université marocaine » se voit, à son corps défendant et un peu d’amertume, « surveillé par un jongleur déchu qui vit dans une hutte » (51). « Voilà ce que c’est d’être étranger » souligne le narrateur de Laroui. De même dans De quel amour blessé, le protagoniste devient-il conscient d’un mur invisible entre « eux » et lui le jour où « une vieille dame serre tout à coup son sac à main à sa vue » (27). La même scission a lieu lorsque le narrateur observe la politique dans les journaux et les « intégristes démocrates » (44).

Laroui crée aussi des situations où la discrimination est évidente comme dans Tu n’as rien compris à Hassan II(2004) où  le professeur Belbal est soumis à un interrogatoire par un journaliste plein de parti pris en tant qu’allochtone alors qu’il « avait participé à la mise au point de la technologie des écrans plats » :

–       Comment expliquez-vous que vous, vous vous en soyez sorti ?

L’interpellé ne compris pas tout de suite le sens de cette phrase. Pourquoi ne s’en serait-il pas sorti ? Il n’était pas inscrit dans ses gènes qu’il allait dépouiller les vieilles dames et démolir les aubettes. L’animateur impatient, répéta sa question, sous une autre forme […]. (78)

Mais les préjugés fonctionnent des deux côtés :

 Encore aujourd’hui j’ai du mal à me débarrasser de ce préjugé ancré dans mon âme de pitchoune, que les Américains, c’est des gens qui te racontent des histoires pendant une demi-heure puis t’offrent une limonade pour faire passer. (89)

À la veille de Noël, que les enfants souhaitent fêter avec un arbre, la discorde éclate dans la famille arabe où un cousin s’érige contre cette coutume qui devrait être réservée aux chrétiens mais ne pas faire son apparition dans une famille arabe (94). Laroui ne manque cependant pas une occasion d’accentuer les ressemblances entre les différentes communautés en dépit de l’administration qui tente de le faire pour les différences comme écrire sur les fiches d’inscription la différence entre Français (F), Marocains israélites (MI) ou Marocains musulmans (MM), une pratique contre laquelle s’érige les enfants (98) en créant une religion nouvelle (100).

La vieille dame du riad (2011) est certainement le plus politique des romans de Laroui. Là sont aussi plus présentes les citations et références au Coran. Pour se marier, la lecture de la première sourate, la Fatiha est suffisante (104) et un homme peut, selon la chari’a posséder jusqu’à quatre épouses (105). L’islam honore la profession de marchand. Et les paroles du Prophète son reproduites dans les pages du roman (113). Le héros s’interroge : « Ne sommes-nous pas en dar el-islam, maison d’islam, terre pacifiée » (113) et l’Espagne, la France et l’Angleterre, d’où viennent les infidèles « dar el-harb, orbe de guerre » (113).

Et Tayeb, parti à la guerre médite la vingt-septième nuit du Ramadan, la « nuit sacrée » (134). Abdelkrim confessera que le fanatisme religieux fut cause de sa défaite (154) et le seul grand djihad valable est « celui qu’on fait contre soi » (155). Comme l’expérimente celui qui tente d’apprendre l’arabe – lequel se demande-t-il, celui du Coran ? – dans De quel amour blessé (28). Les fous de religion empoisonnent la vie des autres. Voiler les femmes ? Pourquoi ? Il suffirait pour eux de se bander les yeux (43).

Dans La Vieille dame du riad, Laroui mentionne aussi un crime contre l’humanité : « l’emploi à grande échelle d’armes chimiques par l’Espagne contre la population du Rif » pour forcer l’issue de la guerre.

Dans ce roman, les notions du « nous » et « eux », « Nous contre eux » sont les plus fortes et laissent voir les ravages engendrés par de telles positions. Diviser Arabes et Berbères est une abomination insensée – métaphorisation de la division de tous les peuples – aux yeux des Marocains. « Nous savons tout cela, mon cher Tayeb. Ce sont eux qui ne le savent pas » est la réplique qui salue cette loi imposée par les coloniaux (160).

Conclusion

Fouad Laroui, grâce à son immense érudition littéraire, sa grande connaissance de plusieurs domaines scientifiques et sa position existentielle ancrée dans plusieurs cultures, possède la faculté de démontrer les caractéristiques, les préjugés, les clichés ayant cours dans plusieurs sociétés, de pouvoir les ausculter et les représenter et par un regard alternativement centripète et centrifuge. L’islam et le Coran sont parfois présents dans ses romans, mais jamais l’islamisme ou des islamistes car « l’islamiste, lui, n’est pas amusant : en invoquant les droits de Dieu, qui sont par définition absolus et infinis, il annule purement et simplement ceux de l’homme »[24].

Le XXe siècle a été traversé par des conflits meurtriers et tout comme les génocides qui l’ont secoué ont été générés par la notion omniprésente du « nous et eux ». Laroui démontre de façon subtile, mais néanmoins pertinente et efficace, la nocivité de certaines doctrines, préjugés et clichés et que la seule grande bataille valable est celle que l’on mène contre soi. Ses personnages sont légers et amusants et Laroui a choisi l’humour pour enseigner sans toutefois craindre d’être sérieux comme sa narration de la guerre du Rif dans La vieille dame du riad. Par sa contribution à la littérature sous forme d’essais, de romans, de poésie et de nouvelles, Laroui permet aussi de sentir la grande divergence entre islam et islamisme, une différence trop peu accentuée à l’heure actuelle dans notre société surmédiatisée.

BIBLIOGRAPHIE

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______________. Le Jour où Malika ne s’est pas mariée, Paris, Julliard, 2009.

______________. Une année chez les Français, Paris, Julliard, 2010.

______________. La vieille dame du riad, Paris, Julliard, 2011.

MARGOLIN, Jean-Louis. « Le Génocide au Cambodge, 1975-1979. Race, idéologie et pouvoir », Paris, Gallimard, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, 1998, 730 p.,  dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, année 1998, numéro 60, pp. 160-161.

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Zillmer, Eric, Retzler, A. Barry A., Harrower, Molly et Archer, Robert P. The Quest for Nazi Personality: Psychological Investigation of Nazi War Criminals (Personality & Clinical Psychology), Lawrence Erlbaum Assoc Inc, 1995.

 Notes


[1] Fouad Laroui, L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine, Julliard, 2012

[2] Fouad Laroui. Les Dents du typographe, Paris, Julliard, 1996.

[3] Fouad Laroui. La Femme la plus riche du Yorkshire, Paris, Julliard, 2008.

[4] Fouad Laroui. « Entretien avec Christine Rousseau », dans Le Monde, 12 mars 2004.

[5] Fouad Laroui. Le Magazine littéraire, avril 1999. Nous aimerions ajouter : ne le sont-elles pas partout dans le monde à un niveau plus ou moins élevé ?

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Fouad Laroui. Le Magazine littéraire, avril 1999.

[9] Fouad Laroui. De l’islamisme. Une réfutation personnelle du totalitarisme religieux, Robert Laffont, 2006, p. 155.

[10] Ibid., p. 10.

[11] Ibid., p. 46.

[12] Ibid., p. 172.

[13] Ben Kiernan. Le Génocide au Cambodge, 1975-1979. Race, idéologie et pouvoir, Gallimard, 1998, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra.

[14] Ibid., pp. 18-21.

[15] Jean-Louis Margolin, dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, année 1998, numéro 60, pp. 160-161.

[16] Kiernan. Le Génocide au Cambodge, 1975-1979. Race, idéologie et pouvoir, pp. 18-21.

[17] Kiernan. Le Génocide au Cambodge, 1975-1979. Race, idéologie et pouvoir, pp. 18-21.

[18] Cf. Douglas M. Kelley. Twenty-two Cells in Nuremberg, M.D. New York, Greenberg Publishers, 1947 ; Gustave M. Gilbert. Nuremberg Diary, Da Capo Press, 1995.

[19] Eric A. Zillmer, Barry A. Retzler, Molly Harrower, Robert P. Archer. The Quest for Nazi Personality: Psychological Investigation of Nazi War Criminals (Personality & Clinical Psychology), Lawrence Erlbaum Assoc Inc, 1995.

[20] James Waller. Becoming Evil: How Ordinary People Commit Genocide and Mass Killing, Oxford University Press, USA, 2005.

[21] Richard Bournis, Radio Canada, consulté le 26 décembre 2011, URL : http://www.radio-canada.ca/actualite/v2/enjeux/niveau2_10939.shtml.

[22] Helke Sander et Barbara Johr. BeFreier und Befreite. Krieg, Vergewaltigungen, Kinder, Fischer-TB.-Vlg., Ffm, 1999.

[23] Laroui. De l’islamisme…, p. 139.

[24] Laroui. De l’islamisme, p. 142.

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juillet 14, 2016 By MLC

Mythes et mythification de l’auteur Indé

IMG_0989Auteur auto publié et auteur auto édité

Plus chic, plus flou aussi, « auteur indépendant » (Indé) a remplacé « auteur auto édité » signifiant, malgré tout, peu ou prou de différence. De fait, autoédité avait l’avantage d’être plus clair au premier abord : un auteur qui s’édite lui-même. Dans la pratique, le terme reste pernicieux, car peu d’auteurs font un véritable travail d’édition sur leurs textes cela étant de facto impossible. On devrait plutôt parler d’auteur auto publié, ce qui aurait le mérite d’être clair – du moins pour les initiés.

La confusion entre « publié » et « édité » vient, de toute évidence, de celle entre « publication » et « édition ». Publication équivaut à l’action de rendre publique une information. Ainsi, la publication des bans de mariage, rendre publique l’intention de untel et unetelle de prononcer des vœux de fidélité et autres l’un envers l’autre et vice versa ; publier une loi ; publier les exercices d’une entreprise… Publication est maintenant dans le langage courant, non seulement l’action de publier, mais de même un substantif décrivant ce qui a été publié. Ainsi, un article scientifique ou un article de loi, une revue ou un livre sont des publications.

En revanche, l’édition est l’acte d’éditer le texte d’un auteur en en faisant la critique. Cette définition a été de plus en plus occultée au profit d’une signification égale à « reproduction », « publication » et « diffusion ». En ce sens, on peut aisément parler d’auteur autoédité, mais si on considère « éditeur » correspondant à « faire la critique de l’œuvre », il ne peut conséquemment pas y avoir substitution à « autopublié ».

La confusion est toutefois bel et bien ancrée dans l’esprit des lecteurs et celui des auteurs eux-mêmes. « Auteur indépendant » aurait pu avantageusement prendre la place de « auteur autoédité » et « auteur autopublié » s’il n’avait lui aussi recouvert tout un possible d’interprétations.

Qu’est-ce qu’un auteur Indé ?

Voici la grande question.

De ce qui précède, un auteur Indé serait un auteur qui s’auto publie à la différence d’un auteur Tradi publié par une maison d’édition traditionnelle où un éditeur a lu, critiqué, corrigé son texte. Ces dernières occurrences : dans le meilleur des cas. Dans notre propos, nous occultons à dessein les auteurs publiés à compte d’auteur par des maisons peu scrupuleuses qui sans faire aucun travail d’édition ou de diffusion sur les textes et ne sont rien moins que des aides à la publication, facturent leurs services à des tarifs habituellement prohibitifs.

La publication d’un roman (ou si l’on préfère son édition), effectuée par une maison d’édition traditionnelle engendre un travail considérable. Que l’on songe à la correction du texte, à la mise en page, à la fabrication d’une couverture (raison pour laquelle de nombreuses maisons gardent un seul et unique modèle de typographie et la même iconographie pour toutes leurs maquettes de romans (Gallimard, Seuil, Grasset, Minuit, et cetera.), au calcul du prix de vente, au marketing et à la diffusion. Tâches dont l’auteur indépendant doit prendre l’entière responsabilité et effectuer en plus de l’écriture.

Mais, pourquoi un auteur va-t-il se charger lui-même de la publication de son texte – ce qui représente une somme herculéenne de travail – si des maisons d’édition peuvent le faire ? direz-vous.

Nous voici au cœur de la question.

En effet, parmi les auteurs Indés, on trouve des auteurs refusés par les maisons d’édition traditionnelles – c’est-à-dire des auteurs qui ont envoyé leurs textes (romans, poésie, guides, essais) à des maisons d’édition ayant pignon sur rue et se sont vus dotés d’une fin de non-recevoir pour différentes raisons. En clair : un refus (mais pas que). Ce refus est loin d’être le signe de la nullité du texte. En effet, un bon nombre d’auteurs s’est vu leur texte renvoyé qui est devenu par la suite un best-seller. Pour n’en citer que quelques-uns : Jonathan Littell s’est vu refuser son manuscrit Les Bienveillantes par une dizaine d’éditeurs avant d’être accepté par Gallimard et de remporter avec son livre le prix Goncourt. Idem pour Le Testament français d’Andreï Makine, finalement publié au Mercure de France et raflant le Goncourt, le Goncourt des lycéens et le prix Femina. Pas mal pour un manuscrit mis au rebut par une dizaine d’éditeurs.

Bien entendu, tous les manuscrits refusés ne sont pas promus à une aussi belle carrière, mais cela démontre qu’étrillé par les uns peut très bien être adoré par d’autres. Ce qui laisse tout de même entendre que dans le tas des refusés certains textes mériteraient d’être portés à l’attention du public. Mais l’autopublication suffirait-elle à les faire connaître ? Après la publication, il faudrait en faire la promotion. Nous y reviendrons.

Parmi les auteurs auto publiés, on peut aussi rencontrer les auteurs qui voient l’autoédition comme un tremplin vers l’édition traditionnelle. C’est l’auteur qui, sûr de son produit (eh oui, le livre est un produit), le lance lui-même et espère ainsi attirer l’attention d’un éditeur traditionnel. Il y a aussi l’auteur qui fait de l’auto publication, car c’est pour lui le seul moyen d’être libre. « Personne ne touche à mon texte. Je veux publier tout ce que je veux et comme je l’entends, » déclame-t-il à l’envi. Sans oublier l’auteur prolifique qui, bon an mal an, sort un roman tous les deux mois et qui n’écrivant pas des intrigues à l’eau de rose est un mauvais cheval pour l’écurie Harlequin. D’autre part, aucun autre éditeur n’accepterait de publier une production si conséquente. Là aussi l’auto publication peut s’avérer la panacée. De fait, la plupart du temps, l’auteur Indé réunit un mélange de toutes ces éventualités. Par suite, l’auteur Indé est en proie à une dissonance cognitive profonde, répercutée sur toute la communauté.

Tiraillé entre l’aspiration à la reconnaissance (représentée par un contrat en bonne et due forme avec une – de préférence grande – maison d’édition traditionnelle) et celle de l’indépendance relative de son statut, l’auteur Indé oscille entre plusieurs concepts et alternatives. Néanmoins, l’un d’eux émerge constamment : le manque de reconnaissance à n’être qu’un auteur Indé – l’auto publication ayant mauvaise réputation auprès des lecteurs. Même si le terme Indé est plus chic qu’autopublié, il dissimule un mal-être que l’on peut aisément observer en parcourant les groupes Facebook où les Indés se rencontrent et échangent leurs idées avec pour leitmotiv « Comment se faire connaître ? », « Comment être reconnu comme un auteur à part entière ? », et cetera. Cette réputation défectueuse, l’auteur Indé la doit, pour une grande part, à la presse sans toujours la mériter.

La vision séparatiste de la presse

Au fil du temps, la presse n’a eu de cesse de véhiculer une vision binaire de l’auteur : d’un côté les Indés ; de l’autre les Tradis. Dans ces deux catégories, la première subit un ostracisme doxal exubérant et perpétuel. Les salles de rédaction auraient-elles pour mot d’ordre de décrier les Indés, dont les livres seraient bourrés de fautes : erreurs grammaticales, orthographiques et syntaxiques avec une terminologie simpliste et un vocabulaire restreint ? Cela y ressemble si l’on prend en considération grand nombre des articles sur le sujet.

Un véritable mythe poursuit le lecteur Indé : il est négligent, publie tout et n’importe quoi et surtout n’importe comment. Ses romans sont des resucés d’auteurs connus ; les couvertures de ses livres se reconnaissent à leur médiocrité délirante… Toutefois, c’est mal faire la part des choses et occulter, entre autres, les auteurs Tradis qui las de travailler avec une maison d’édition – celle-ci ou bien faisait traîner en longueur la parution de leurs ouvrages ou bien ne leur remettait pas en temps les arrêts des comptes, voire ne les leur communiquait pas du tout –, ces auteurs donc qui se sont tournés vers l’autoédition pour gérer de première main l’administration et la publication de leurs œuvres et sont passés du camp des purs Tradis à celui des Indés pour de nouveaux ouvrages tout en gardant leurs précédents livres chez des éditeurs traditionnels. Ce sont les « auteurs métis ». La qualité de leurs écrits est restée la même que par le passé, c’est-à-dire celle d’auteurs acceptés par les maisons d’édition traditionnelles. Néanmoins, ils font maintenant partie du groupe des auteurs Indés.

Preuve qu’il existe aussi incontestablement un grand nombre d’auteurs Indés qui sont d’excellentes plumes et pourraient procurer aux lecteurs un immense plaisir de lecture s’ils étaient connus des lecteurs potentiels ce qui nécessiterait une opération marketing. L’auteur Indé publie sur des plateformes comme Amazon, Kobo, iBook avec la part du lion du marché, récupérée par la première. Pour faire connaître ses écrits, il peut faire du marketing sur les réseaux sociaux, dans les groupes de lecteurs, par exemple, et espérer générer assez de ventes pour entrer dans le magique Top 100 d’Amazon. Ainsi son livre sera-t-il lu et peut-être aura-t-il la chance de récolter quelques commentaires positifs, ce qui entraînera d’autres clients/lecteurs à acheter son livre, éventuellement le lire et dans le meilleur des cas l’apprécier. Ainsi pourra-t-il se constituer un groupe de fidèles lecteurs. Le groupe inconditionnel de fans qui suivent leur auteur quoiqu’il écrive et publie étant l’un des mythes dont se berce volontiers l’auteur Indé. Un des autres grands mythes est de croire qu’une maison d’édition traditionnelle ferait un marketing monstre pour un auteur inconnu à son premier roman. Cela s’est vu, se voit et se verra, mais ce n’est pas la règle et reste d’une rareté extrême pour ne pas dire négligeable dans le cadre qui nous occupe.

Mythification et mythes

Par ailleurs, la mythification dans la communauté des Indés est savamment entretenue par quelques histoires à succès répétées ad aeternam : l’auteur de 50 nuances de Grey n’a-t-elle pas commencé par s’autopublier ? Telle auteur n’a-t-elle pas été remarquée par tel éditeur après avoir vendu plusieurs milliers de livres sur Amazon ? Proust, Cocteau et tant d’autres n’ont-ils pas débuté par l’autopublication ? Autant de mythes en passe de devenir – s’ils ne le sont déjà – les légendes de référence de l’autoédition et des Indés.

Subséquemment, tensions, dilemmes insolubles et conflits intérieurs sont le lot quotidien de l’auteur Indé – moins indépendant que l’on pourrait le croire et qu’il ne veut le dire –, prisonnier d’un rêve vivace et si coriace à rejoindre. Même celui qui préfère garder sa prétendue indépendance songe en secret à être contacté par un « grand éditeur » pour avoir le plaisir de décliner la proposition. Quel panache de pouvoir dire : « J’ai refusé l’offre de Gallimard ou de Laffont » (la deuxième maison prônant plus l’effet de buzz que la première). Cette position étant si convoitée que certains auteurs Indés n’hésitent pas à fantasmer haut et fort, et parfois à tort et à travers, s’être vu proposer par une « grande maison d’édition » (jamais par une petite maison honnête !) un contrat mirifique et l’avoir rejeté.

Néanmoins, sans cette dissonance cognitive, la communauté des Indés ne pourrait continuer à s’épanouir. Comme pour toute communauté, il s’agit là d’un atout essentiel à sa survivance, les croyances contradictoires étant aussi vitales à son bien-être que les valeurs incompatibles qui l’agitent.

 

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mars 23, 2016 By MLC

Lautréamont, Houellebecq. Une rencontre. Traces ducassiennes dans la prose houellebecquienne.

 

LautréamontIl n’y a pas de hasard dans l’art, non plus qu’en mécanique. [1]

Sans reprendre le débat suscité par les différences entre l’empreinte et la trace et leurs positions relationnelles au texte, nous nous proposons d’observer les traces ducassiennes dans le texte houellebecquien. Il en est souvent ainsi d’un livre, que nous aimons conjecturer sur son contenu mais, aussi sur les textes auxquels il nous fait penser : les intertextes, les hypertextes et les hypotextes. La rencontre est toujours celle du lecteur et des textes, rarement celle des textes ou des auteurs entre eux, fussent-ils contemporains. À plus forte raison lorsqu’un siècle ou plus les sépare.

Or, dans La Parole putanisée (2002), Michel Waldberg s’en prend violemment à Michel Houellebecq. « On ne s’improvise pas Lautréamont ni Ducasse » [2] résume la conclusion de son pamphlet. De toute évidence, nous ne pouvons que souscrire à une telle assertion. Toutefois, nous pensons d’égale mesure l’affirmation de l’impossibilité de s’improviser Houellebecq. En témoignent, en cette rentrée 2004, plusieurs épigones du romancier, tels, Fabrice Pliskin,[3] Simon Liberati, [4] Florian Zeller [5] et quelques autres. Si les auteurs, selon Sénécal [6], ne se montrent pas à la hauteur de Houellebecq, celui-ci n’aurait fait que pasticher Lautréamont, selon Waldberg. Ce qu’il tente de démontrer à grand renfort de citations. « Les rares fois où il renonce au plat pays de sa prose habituelle, Houellebecq se contente de pasticher – mal – Lautréamont. Il y a vers la fin d’Extension, plusieurs tartines de semblables approximations. » [7] Soyons précis. Un pastiche ne peut être une copie intégrale. Waldberg cite Houellebecq : « Après avoir hérissé ma pensée des pieux de la restriction, je puis maintenant ajouter que le concept d’amour, malgré sa fragilité ontologique, détient ou détenait jusqu’à une date récente tous les attributs d’une prodigieuse puissance opératoire. » [8] Ceci fait, il donne un paragraphe de Ducasse :

Pour construire mécaniquement la cervelle d’un conte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées l’intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de sa vie ; il faut, en outre, avec du fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l’impossibilité somnanbulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. [9]

Mis à la suite l’une de l’autre, pourquoi ces deux citations ? Difficile de répondre à la place de Michel Waldberg. Il n’explique en rien la signification de ce bout à bout plus ou moins forcé. Alors que peut-être la suite du texte de Ducasse pourrait nous amenés à une comparaison plus fructueuse : « Je veux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais seulement pour développer ma pensée qui intéresse et agace en même temps […] » [10] Ne serait-ce pas aussi ce que beaucoup reprochent à Houellebecq justement : intéresser et agacer simultanément ? En somme, Waldberg pèche par où il veut prêcher comme le démontre la suite de son exposé pamphlétaire : « Rester vivant, l’un des premiers ouvrages de Houellebecq, d’abord publié aux éditions de la Différence, est un discours sur la méthode en quarante-huit pages, dont seize de texte, autant dire que l’auteur ne s’y est pas foulé. » [11] Pour reprendre un terme de l’auteur, Michel Waldberg ne s’est pas foulé non plus. Côté analyse, c’est plutôt léger, extrêmement léger devrions-nous dire. Alors que de la citation suivante il aurait pu faire ses choux gras :

Quoi qu’il en soit, l’amour existe, puisqu’on peut en observer les effets. Voilà une phrase digne de Claude Bernard, et je tiens à la lui dédier. Ô savant inattaquable, ce n’est pas par hasard si les observations les plus éloignées en apparence de l’objet qu’initialement tu te proposais viennent l’une après l’autre se ranger, comme autant de cailles dodues, sous la rayonnante majesté de ton auréole protectrice. [12]

En effet, cela aurait pu être à condition de définir la différence entre l’amour et le bonheur, puisque dans Rester vivant, Houellebecq déclare : « N’ayez pas peur du bonheur ; il n’existe pas. » [13] Waldberg aurait donc pu souligner la contradiction flagrante des deux assertions de Houellebecq s’il s’était seulement penché un tant soit peu plus profondément sur les textes houellebecquiens. Ne trouve-t-on pas, toujours sur le bonheur, dans Plateforme : « Je n’étais pas heureux, mais j’estimais le bonheur, et je continuais à y aspirer. » [14] Plus loin dans le même roman, le narrateur déclare : « C’est alors que je pris conscience, avec une incrédulité douce, que j’allais revoir Valérie, et que nous allions probablement être heureux. » [15] On le décèle à la lecture, les textes houellebecquiens pullulent de remarques plus ou moins contradictoires sur le bonheur. Toutefois, Walberg ne s’est pas penché plus avant sur les textes de Houellebecq. Au lieu de cela, il énumère et juxtapose, sans plus d’argument qu’au préalable :

Lautréamont : “ Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la générosité ne me rappelle que trop les petits yeux de l’homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant l’homme s’est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que par amour-propre ; mais qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute ; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? Je te salue, vieil océan. ” [16]

Quel rapport, en effet, entre l’océan de Lautréamont et Claude Bernard de Houellebecq ? Pour Dominique Noguez, cette phrase forme « la seule référence stylistique explicite de Michel Houellebecq à un autre auteur. » [17] Claude Bernard en l’occurrence ! Mais revenons un instant à Waldberg qui continue ses citations :

Houellebecq : “ Les trois nobles vérités qui viennent d’illuminer vos regards doivent donc être considérées comme le générateur d’une pyramide de sagesse qui, inédite merveille, survolera d’une aile légère les océans désagrégés du doute. C’est assez souligner leur importance. Il n’en reste pas moins qu’à l’heure présente elles rappellent plutôt, par leurs dimensions et leur caractère abrupt, trois colonnes de granit érigées en plein désert (telles qu’on peut par exemple en observer dans la plaine de Thèbes.) ” [18]

Suite au passage précité, Waldberg s’interroge : « Ces « trois colonnes de granit » ne sont-elles pas une resucée des « deux piliers » des Chants de Maldoror, « qu’il n’était pas difficile et encore moins possible de prendre pour des baobabs, [et qui] s’apercevaient dans la vallée, plus grands que deux épingles. » [19] Cependant, les deux piliers des Chants s’aperçoivent aussi comme « Deux tours énormes » [20] dans la vallée. Nous pouvons en imaginer les traces dans les tours de la cathédrale de Chartres d’Extension du domaine de la lutte, survolées en rêve par le narrateur : « Je plane au-dessus de la cathédrale de Chartres. […] Je m’approche des tours […] Ces tours sont immenses, noires, maléfiques […] » [21] Le narrateur nous confie que son nez « est un trou béant par lequel suppure la matière organique » [22] ce qui, à notre avis, renforce l’allusion au texte ducassien. Toutefois, cet univers onirique ressemble à celui que Houellebecq découvre chez Lovecraft :

car l’architecture de rêve qu’il nous décrit est, comme celle des grandes cathédrale gothiques ou baroque, une architecture totale. […] Comme celle des grandes cathédrales, comme celle de temples hindous, l’architecture de H.P. Lovecraft est beaucoup plus qu’un jeu mathématique de volumes. Elle est entièrement imprégnée par l’idée d’une dramaturgie mythique qui donne son sens à l’édifice. [23]

Sans contestation possible, le drame, dans son sens le plus strict, fait irruption dans le cauchemar du narrateur d’Extension du domaine de la lutte, et cela avec toute l’horreur digne d’une prose, ducassienne ou lovecraftienne, qui engendre, à plus d’un moment, fascination et répulsion tout à la fois. Revenons, cependant, à la prose de Michel Waldberg.

« On retrouve chez Houellebecq, mais dilué, réduit à la teneur d’un brouet clair, le mélange, détonant, de plusieurs styles avec le grand art oratoire du XVIIè siècle. Mais l’on y chercherait en vain le mélange, détonnant, de surnaturalisme et d’ironie en quoi Baudelaire quintessenciait le romantisme. » [24] Ce en quoi, Waldberg est dans l’erreur ne lui en déplaise. Ce mélange auquel il réfère est la quintessence même de plusieurs pages houellebecquiennes. Dans Houellebecq, Sperme et sang (2003), nous évoquons justement Houellebecq, Baudelaire et Agrippa d’Aubigné en un souffle :

Il [le narrateur] s’absorbe dans la contemplation de ce spectacle imposant qui évoque d’une part, grâce au rouge sang sur le vert sombre, un tableau de Delacroix commenté par Baudelaire et par les petites agglomérations qui fument au loin, une scène champêtre telles que nous les connaissons peintes par les maîtres du XVIIIème […] Ce sang omniprésent jusque dans un soleil levant […] effleure d’une note légère mais soutenue, la Saint Barthélemy d’Agrippa d’Aubigné, dont Les Tragiques (1616) chantent une Seine rouge de sang, de Paris jusqu’à Rouen. [25]

Aujourd’hui, nous ajoutons : en passant par Lautréamont qui lui aussi voit que « La Seine entraîne un corps humain. » [26] Ces corps qui teintent de sang les eaux du fleuve chez D’Aubigné, eaux que le narrateur de Houellebecq pense être sang.

Dans tout texte, et partant de là, tout roman ou récit, subsiste toujours les traces de textes antérieurs. Dominique Noguez remarque avec justesse qu’ « il s’agit toujours des rapports d’un texte donné avec un autre, antérieur (l’hypotexte »). » [27] Et de citer plusieurs exemples de Houellebecq qui trahiraient des traits balzaciens, baudelairiens, camusiens, flaubertiens ou nervaliens. Le rapport peut donc être :

objectif, car explicite et avoué par l’auteur lui-même (dans le cas du pastiche), ou subjectif, parce que dépendant de la culture du lecteur et à la merci, parfois de sa propension, simple ou paranoïde, à voir des allusions ou des ressemblances partout. Ainsi on pourra repérer, chez Michel Houellebecq, dans les poèmes des traits baudelairiens ou nervaliens, dans les romans des traits balzaciens – par exemple dans une phrase comme « Et si le voyageur éphémère veut bien rappeler à sa mémoire ;;; » (EXT 59) – , ou flaubertiens – par exemple dans une phrase comme « On prononça quelques paroles sur la tristesse de cette mort et sur les difficultés de la conduite par temps de brouillard, on reprit le travail et ce fut tout », qui n’est pas sans évoquer « et ce fut tout » qui clôt l’histoire d’amour de L’Education sentimentale -, voire des traits camusiens (le Camus de L’Etranger) – par exemple « Assisté à la mort d’un type, aujourd’hui… » (EXT 76) qui peut faire penser au célèbre incipit (« Aujourd’hui maman est morte »), sauf que la précision qui suit, « aux Nouvelles Galeries », est typiquement houellebecquienne. [28]

On le voit, il y en a pour tout le monde. Nous reviendrons ultérieurement sur la mort aux Nouvelles Galeries. « Pertinents ou pas, ces rapprochements sont de la responsabilité du lecteur et ont quelque chose de facultatif, voire d’arbitraire. » [29] nous dit Noguez. Toutefois, Houellebecq incite à lire les auteurs, les poètes et leur biographie : « L’étude de la biographie de vos poètes préférés pourra vous êtes utiles » [30] d’où il est possible d’en déduire que leurs traces apparaissent dans l’écriture de leurs lecteurs.

Au sujet d’Extension du domaine de la lutte, Noguez écrit :

Le poète [ Ducasse ] est explicitement évoqué dans Lovecraft, pour son utilisation du vocabulaire scientifique (LOV 71). Et à qui, de fait sinon à l’auteur des Chants de Maldoror, est-il clairement rendu hommage dans l’étrange description du ciel aux abords de Bab-el-Mandel (description dont le lien avec le récit en cours reste assez énigmatique) : “… l’horizon ne se départit jamais de cet éclat surchauffé et blanc que l’on peut également observer dans les usines sidérurgiques, à la troisième phase du traitement du minerai de fer (je veux parler de ce moment où s’épanouit, comme suspendue dans l’atmosphère et bizarrement consubstantielle de sa nature intrinsèque, la coulée nouvellement formée d’acier liquide) ” [31]

Noguez voit donc dans ce passage un pur hommage à Ducasse. Nous souscrivons entièrement à son assertion. De même, nous pensons pouvoir signaler plusieurs autres allusions au poète.

Par exemple, l’aventure du canari qui se fait déchiqueter dans le rêve de Michel des Particules élémentaires rejoint étrangement le « Ah ! l’aigle t’arrache un œil avec son bec […] » [32] Toujours dans le même ouvrage, le rêve de Bruno à qui il reste un œil unique évoque ce passage du troisième chant : « Et mon œil se recollait à la grille » [33] ou encore : « Je me suis aperçu que je n’avais qu’un œil. » [34] Considérons maintenant, les magasins évoqués par les deux auteurs. « Les magasins de la rue Vivienne » [35] où « Une femme s’évanouit » [36] que personne ne relève ne bruissent-ils pas dans « la mort d’un type, aujourd’hui, aux Nouvelles Galeries. » [37] Comme nous l’avons signalé, Noguez voit, au contraire, dans ce passage un trait camusien.

Michel de Plateforme lorsqu’il nous conte : « Le soir même, j’examinai avec attention le clitoris de Valérie. » [38] s’inspire-t-il du chant deuxième : « Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m’arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d’une femme […]. » [39] Il est vrai que le vagin et le clitoris sont deux organes que l’on ne saurait confondre. Toutefois, fort est de convenir de leur rapprochement géographique incontestable. Dans le même chant, la phrase : « J’avais dit que je voulais défendre l’homme […] » [40] résonne étrangement en écho à la fin des Particules élémentaires : « Au moment où ses derniers représentants vont s’éteindre, nous estimons légitime de rendre à l’humanité ce dernier hommage ; hommage qui, lui aussi, finira par s’effacer et se perdre dans les sables du temps ; il est cependant nécessaire que cet hommage, au moins une fois, ait été accompli. Ce livre est dédié à l’homme. » [41] Cette dernière phrase « donne le frisson » [42] à Waldberg qui ne relève pas l’ascendance possible des Chants mais se contente de commenter : « Autant y croire que de confier son sort au Père Ubu, à Arturo Ui ou au docteur Folamour. » [43] Nous nous abstenons de tout commentaire.

Toujours d’une manière toute subjective et pourtant très convaincue, nous citons deux fragments supplémentaires des Chants et leur parallèle évident dans Extension. Tout d’abord chez Ducasse, sans nous arrêter aux différentes versions connues : « Je me propose sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre. » [44] et tout au début du premier chant : « Il y en a qui écrivent pour chercher les applaudissements […] » [45] Deux fragments auxquels nous comparons maintenant Extension du domaine de la lutte : « Mon propos n’est pas de vous enchanter par de subtiles notations psychologiques. Je n’ambitionne pas de vous arracher des applaudissements par ma finesse et mon humour. » [46] et sur la même page : « Pour atteindre le but, autrement philosophique, que je me propose […] » [47] Il serait vain de penser que chaque fois qu’un auteur écrit « je me propose » il cite Ducasse. Néanmoins, écrit sur la même page que le fragment sur les applaudissements, il y a matière à interrogation. Cela d’autant plus que les deux fragments relevés chez Ducasse font partie du même chant à quelques pages d’intervalle.

Et enfin, last but not least ou en dernier mais non le moindre, : « Ce n’est pas la première fois que le cauchemar de la perte momentanée de la mémoire établit sa demeure dans mon imagination, quand, par les inflexibles lois de l’optique, il m’arrive d’être placé devant la méconnaissance de ma propre image ! » [48] Ce passage n’est-il pas, en grande partie, reflété dans l’univers houellebecquien avec ses personnages empreints de la méconnaissance de soi. Que l’on se souvienne de Michel de Plateforme qui voit son père dans son visage face au miroir mais reste incapable d’auto réflexion ou du narrateur d’Extension qui échoue dans son entreprise dernière, incapable de se réconciler avec la vie, par manque de connaissance de soi.

Mais lorsque Houellebecq écrit l’une de ses dissertations biologiques, de quel prédécesseur s’inspire-t-il ? Dans son essai, il expose :

A part Lautréamont recopiant des pages d’une encyclopédie du comportement animal, on voit mal quel prédécesseur on pourrait trouver à Lovecraft. Et celui-ci n’avait certainement jamais entendu parler des Chants de Maldoror. Il semble bien en être arrivé de lui-même à cette découverte : l’utilisation du vocabulaire scientifique peut constituer un extraordinaire stimulant pour l’imagination poétique. Le contenu à la fois précis, fouillé dans les détails et riche en arrière-plans théoriques qui est celui des encyclopédies peut produire un effet délirant et extatique. [49]

Un effet que Houellebecq ne se prive pas de produire. Cependant, la question reste ouverte : est-ce H.P. Lovecraft ou Ducasse qui transparaît lorsque Michel Houellebecq reproduit le langage scientifique ? Nous optons pour Ducasse. Houellebecq, dans ce passage, détourne l’attention de la filiation ducassienne de ses écrits, pour la projeter sur ses ascendants lovecraftiens. Ascendants indéniables mais nullement exclusifs.

La tentation est grande de voir dans Extension du domaine de la lutte un style empreint de traces ducassiennes dans ce que Bachelard nomme une « phénoménologie de l’agression. » [50] Tout comme Lautréamont, Houellebecq «  donne la souffrance » [51] mais son narrateur la subit également jusque dans son univers onirique : « A chaque fois, devant ces outils tachés de sang, je ressens au détail près les souffrances de la victime. » [52] Quant à son agression, elle est auto-agression dans un désir d’automutilation : « Il y a des ciseaux sur la table près de mon lit. L’idée s’impose : trancher mon sexe. » [53] La violence, que nous voyons à l’œuvre dans cette auto mutilation souhaitée, qui est une agression contre soi est, selon la théorie de Bachelard un moment ducassien. Car, nous dit-il, la violence possède « toujours un commencement gratuit, un commencement pur, un instant ducassien. » [54]

Cette tentation de voir un style empreint de traces ducassiennes repose sur le point de départ adopté : Les Chants ou les Poésies. En effet, selon Pierssens, Les Chants sont : « une grande parade diabolique qui mettait tout en œuvre pour susciter chez le lecteur romantique à la fois horreur et jouissance » [55] à l’aide de multiples scènes de transgression. Une des critiques récurrentes faite à Houellebecq est justement la transgression récurrente des codes, littéraires et sociaux. En ce sens, cette accusation le rapproche de Ducasse si l’on prend les Chants comme point de référence.

Un autre aspect de la dialectique maldorienne qui se reconnaît dans l’œuvre houellebecquienne est le processus de spéculation dont parle Pierssens lorsqu’il précise : « Maldoror se présentait déjà au lecteur comme le reflet non censuré des réalités cachées de la nature humaine. » [56] Nous avons décrit cette facette dans Houellebecq, Sperme et sang, et stipulé que les héros houellebecquiens « nous tendent un miroir où sonder notre image. » [57] Ce processus de spéculation nous renvoie leurs particularités les moins acceptables qui de fait sont les nôtres. « Toute la dialectique de Maldoror repose donc sur l’ostention insistante d’un miroir qui doit annuler la déformation des images que l’homme reçoit communément de lui-même. » [58] Cette thèse de Pierssens peut aussi bien s’appliquer à la dialectique houellebecquienne. Quant au miroir, il est formé par le langage. « Le langage-miroir », comme le nomme Jacques Durand, « réfléchit une image insolite, inattendue, disloquée et dérivante. » [59] Image qui permet un spectre de lectures différentes et même contradictoires.

Le pastiche est l’imitation d’un style. Ce n’est pas une œuvre ou un auteur que l’on pastiche mais le style de celui-ci ou d’une époque. À l’encontre de la parodie, le pastiche n’est pas nécessairement comique mais il suppose une certaine distance génératrice d’ironie. Donc, Houellebecq ne peut pasticher, bien ou mal, Lautréamont comme l’affirme Waldberg.

L’hommage, quant à lui, n’est pas un style littéraire ni un genre mais à l’origine, un terme de féodalité. Un chevalier qui rend hommage à un autre reconnaît la suzeraineté de ce dernier. Pour un auteur, il s’agit souvent du témoignage de l’existence de son prédécesseur. Un clin d’œil, si l’on veut. Houellebecq, sans aucun doute, a lu Les Chants de Maldoror et quel auteur pourrait prétendre avoir évacué toute influence ducassienne ? Houellebecq, moins que tout autre qui signale les traces de Lautréamont jusque chez un auteur qui l’ignore totalement.

Ni la trace, ni l’hommage ne sont un terme qui relève du littéraire. Dans le cadre d’une analyse littéraire, nous pensons que le terme d’allusion que nous avons employé à plusieurs reprises est le mieux approprié aux cas précis que nous venons de décrire. Comme nous l’avons vu plus haut, le pastiche est un terme incorrect employé d’auteur à auteur. Par contre, nous pouvons entièrement souscrire au terme hommage dans le sens que l’emploie Dominique Noguez.

Nous tenons à remercier les organisateurs, Pascal Durand, Jean-Pierre Bertrand et Paul Aron, qui nous permis de communiquer ce bref exposé lors du colloque « La Littérature Maldoror » (2204.)

[1] Charles Baudelaire

[2] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 30

[3] Fabrice Pliskin, L’argent dormant, Paris, Flammarion, 2004

[4] Simon Liberati, Anthologie des apparitions, Paris, Flammarion, 2004

[5] Florian Zeller, La Fascination du pire, Paris, Flammarion, 2004

[6] Didier Sénécal, « La rentrée houellebecquienne », Paris, Lire, Septembre 2004, pp. 76-77

[7] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 36

[8] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 94, cité par Michel Walberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 36

[9] Lautréamont, Les Chants de Maldoror, p. 241, cité par M. Walberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 37

[10] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Paris, Pocket, 1992, p. 241, nous soulignons

[11] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 30, souligné dans le texte

[12] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 94 cité par M. Walberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 37, souligné dans le texte

[13] Michel Houellebecq, Rester vivant (1991), Paris, Librio, 1999, p. 21

[14] Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 22

[15] ibid., p. 150

[16] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, pp. 37-38

[17] Lautréamont, Les Chants de Maldoror, pp. 35-36, cité par Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 104

[18] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 95, cité par M. Walberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 38

[19] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 38

[20] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Pocket, Paris, 1992, p. 150

[21] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai lu, 1997, pp. 141-142

[22] ibid., p. 142

[23] Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft (1991), Paris, J’ai lu, 1999, p. 71, souligné dans le texte

[24] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, pp. 38-39

[25] Murielle Lucie Clément, Houellebecq, Sperme et sang, Paris, L’Harmattan, 2003, pp. 21-22

[26] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Pocket, Paris, 1992, p. 106

[27] Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 102

[28] ibid., p. 102

[29] ibid., p. 103

[30] Michel Houellebecq, Rester vivant (1991), Paris, Librio, 1999, p. 20

[31] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 142, cité par Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, pp. 103-104

[32] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Paris, Pocket, 1992, p. 127

[33] ibid., p. 134

[34] ibid., p. 228

[35] ibid., p. 215

[36] ibid., p. 216

[37] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai Lu, 1999, p. 66

[38] Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 313

[39] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Paris, Pocket, 1992, p. 113

[40] ibid., p. 113

[41] Michel Houellebecq, Les Particules élementaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 394, nous soulignons

[42] Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002, p. 41

[43] ibid., p. 41

[44] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Paris, Pocket, 1992, p. 34

[45] ibid., p. 25

[46] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai Lu, 1999, p.16

[47] ibid., p. 16

[48] Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Paris, Pocket, 1992, p.162, nous soulignons

[49] Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft (1991), Paris, J’ai lu, Paris, 1999, pp. 82-83

[50] Gaston Bachelard, Lautréamont, Paris, José Corti, 1939, p. 3

[51] ibid., p. 4

[52] Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai Lu, 1999, pp. 142-143

[53] ibid., p. 143

[54] Gaston Bachelard, Lautréamont, Paris, José Corti, 1939, p. 184

[55] Michel Pierssens, Lautréamont. Ethique à Maldoror, Lille, Presses Universitaires, 1984, p. 16

[56] ibid., p. 62

[57] Murielle Lucie Clément, Houellebecq, Sperme et sang, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 194

[58] Michel Pierssens, Lautréamont. Ethique à Maldoror, Lille, Presses Universitaires, 1984, p. 62

[59] Jacques Durand, « Un piège à rats perpétuel », Lautréamont, Paris, M. Chaleil et Ed. Supervie, 1971, p. 172

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