Quelquefois, la vie des autres paraît plus confortable, plus aisée, plus facile à vivre, en un mot préférable. Ces êtres, dont nous envions la situation, nous semblent choyés, protégés, adulés, préférés de leur entourage. Il ne nous vient pas à l’esprit qu’ils sont le plus souvent incontestablement instrumentalisés par le même entourage du fait même de l’existence et de la présence de celui-ci. Ils font partie d’un mécanisme social auquel ils n’ont pu se soustraire, ni duquel ils ont pu être expulsés. Peut-être n’en ont-ils probablement jamais eu conscience et par-là même n’ont-ils jamais essayé d’échapper à ces mécanismes sociaux qui les broient et se maintiennent par la grâce des héritages dits spirituels, de mères en filles, de sœurs en frères et de tantes en nièces, plus sûrement que les gènes assurant notre morphologie.
Ces êtres en vérité se laissent miner, ronger, détériorer par un amant, un mari, une mère, un père par qui ce cannibalisme immatériel est camouflé sous les traits de l’amour qu’il soit sexuel, fraternel ou filial pour ne citer que ceux-là et qui ont comme caractéristique commune le terrorisme caché par lequel ils s’implantent.
Les cannibales ainsi déguisés sous le masque d’un amant, d’un père ou d’une mère, éventuellement d’une amie chère, exercent purement et simplement une véritable mainmise sur les affects de l’objet de leur pseudo amour totalement instrumentalisé. Cet exploit leur permet de vivre par interposition sans crainte car sans risque d’avoir à subir les avatars des êtres auxquels ils inoculent le désir de se conformer aux actions et aux décisions qu’ils leur imposent.
Cet équilibre relationnel se comprend d’autant mieux que l’on sait que ces êtres, que l’on pense entourés, s’exécutent à accomplir les demandes du cannibale pour rester dans la situation d’êtres favoris où ils se trouvent ou du moins pensent se trouver. Qui ne voudrait être le préféré ?
Néanmoins, il faut bien se rendre compte qu’en ce cas, le choyé abandonne une grande part de sa mobilité et de son autonomie, de sa liberté d’action et qu’il paie très chèrement cette vie qui nous paraît meilleure. Cet argument sur la perte de la liberté en contrepartie d’un acquis est loin d’être nouveau. La Fontaine nous en dévoile l’un des rouages dans sa fable Le Chien et le loup. Ce dernier opte pour une pitance moindre et garde de préférence sa liberté.
Nous devrons nous le rappeler lorsque nous penserons que la vie de certains est plus douce que la nôtre. Leur place ne leur est pas donnée. Voudrions-nous en payer le prix ?
Murielle Lucie Clément, La Clarté des ténèbres, sur Amazon, versions papier et numérique: