Grand amateur du quartier rouge d’Amsterdam, Bart Verweijden, un des professeurs loufoques de Crime à l’université, prépare son cours sur L’Ingénu de Voltaire :
« Assis à la table de la cuisine, Bart Verweijden surveillait du coin de l’œil le petit déjeuner de ses deux filles, Nina et Joy. C’était sa semaine de les lever, les habiller, les nourrir et les conduire à l’école. Il avait versé les céréales et le lait dans leur bol et mangeait distraitement une tartine. Il relisait son cours sur Voltaire qu’il allait présenter aux étudiants de seconde année. Il l’avait écrit à la hâte, mais il en était satisfait.
« Cette œuvre de Voltaire évoque, outre la répression contre les Huguenots qui suivit la révocation (1685) de l’Édit de Nantes (1598), la lutte entre les jésuites et les jansénistes qui faisait fureur à l’époque et se répercutera tout au long du siècle. Un point typique, et sans doute l’un des passages clés de ce récit, est la conversion de Gordon à la philosophie par l’Ingénu “… un Huron convertissait un janséniste.” Chapitre 14. Le deuxième point névralgique se trouve certainement dans les conseils d’un jésuite. Ici le père Tout-à-tous gratifie la belle Saint-Yves de son expérience, passage dans lequel Voltaire dépeint l’hypocrisie de l’ordre jésuite et sa sympathie pour les jansénistes (chapitre 16). Dans son ensemble, L’Ingénu est représentatif du siècle des Lumières pour plusieurs raisons. »
Nina et Joy, huit et six ans, regardaient leur père plongé dans sa paperasse. C’était le moment opportun de rajouter du sucre dans leurs céréales sans se faire réprimander. Elles savaient d’expérience que plus rien ne comptait pour lui que sa lecture. Pas question de se disputer et d’attirer son attention. Elles formaient, au contraire, une équipe solide et puisaient l’une après l’autre, cuillérée après cuillérée dans le sucrier. Joy par maladresse, excusable vu son jeune âge, renversa une fournée sur la table ; Nina l’aida tout naturellement à réparer les dégâts et de concert, elles décidèrent que leur bol contenait assez de sucre. Un coup d’œil à leur père les rassura. L’incident lui avait échappé.
« En situant l’action explicitement en l’année 1689 sous le règne de Louis XIV, Voltaire fait comprendre au lecteur de 1767, qui ne peut “ignorer que les jésuites sont expulsés de plusieurs pays d’Europe et aussi de France depuis 1764, alors que les jansénistes occupent des positions influentes dans les parlements et dans l’administration”, que les proscrits d’aujourd’hui peuvent avoir été les persécuteurs d’hier et réciproquement, donc que l’ordre et l’agencement des structures est moins immuable qu’il ne le paraît, que l’homme peut y exercer une influence certaine.
L’Ingénu, la représentation de l’homme sauvage que s’est forgée Voltaire, a, par là même, une fonction didactique, ce qui illustre l’esprit des philosophes qui se voulaient être des enseignants répandant la connaissance. Par les réflexions du héros, les mœurs de Basse-Bretagne d’abord, puis celle de la société ensuite, sont sans cesse comparées à celles de son pays d’origine, le pays des Hurons, le Canada qui serait de loin préférable dans son agencement au pays où il vient de mettre pied, la France. Un trait tout de même intéressant à ce sujet, mais dépassant le propos de notre cours et sur lequel je ne m’étendrai pas outre mesure, consiste en ce que le Huron se révèle être après quelques péripéties oratoires, non pas un sauvage, mais un Breton.
L’Ingénu, le symbole de l’innocence persécutée, représente aussi en essence les campagnes de Voltaire contre les erreurs judiciaires dont Le Traité sur la Tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas (1763) et contient les germes de toutes ses œuvres, autant passées que futures. Toutefois, nous pouvons nous demander ce que Voltaire aurait écrit de notre époque de progrès, sur la télévision qui nous abreuve sans discontinuer d’images de guerres, de foyers incendiaires de répression des minorités qui sont malheureusement la réflexion véritable de la situation de beaucoup de pays très près de nous. Là, devant nous, les Ingénus contemporains nous éclairent l’obscurité des charniers, l’horreur des camps concentrationnaires, dont nous étions à même de croire qu’ils avaient disparus à jamais. Et qui prétendra que les livres ne sont plus interdits, que la presse est libre ? Ce ne serait pas monsieur François-Marie Arouet qui lui s’est rendu plusieurs fois indésirable, mais qui jamais n’a pu être accusé de démagogie. »
Nina et Joy s’étaient levées de table et attendaient Bart tout équipées, chaussures lacées et parkas enfilées. Il les félicita et les aida à passer les bretelles de leur sacs à dos. Le trio fin prêt, enfourcha chacun sa bicyclette et s’élança sur le chemin de l’école.
Murielle Lucie Clément, Crime à l’université, Editions MLC, 2015
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