Les brefs chapitres de Piotr Bednarski dans Les Neiges bleues s’apparentent à de petites nouvelles ciselées à merveille dans la matière brute des souvenirs avec la dureté de la vie sous Staline en ligne conductrice :
« Staline était mortifère, il répandait la mort. Il détruisait la vie, et moi, j’avais une telle envie de vivre ! En dépit de ma misère, en dépit de la faim. A tout prix voir le ciel bleu, les oiseaux insouciants, l’herbe éternelle. Je me précipitais toujours dans les maisons où un enfant venait de naître. Regarder un nouveau-né m’était une grande émotion, voire une révélation. On me laissait entrer partout, toucher le petit de l’homme, on disait que j’avais un bon toucher, un bon regard. J’accourais voir les nouveau-nés par crainte de Staline. Je quêtais auprès d’eux le courage et la consolation, car la vue de ces êtres vulnérables et fragiles m’apportait un tel sentiment de sécurité que parfois je cessais de croire à la mort ».
Ici parle Petia, dit Champagnski, déporté polonais qui voulait « Être un aviateur plus tard, et dans l’immédiat posséder un tricot de marin », trésor suprême pour les dépossédés résistant au froid, à la faim et aux humiliations constantes de leurs bourreaux. Un rêve peuplant son désir de futur dans l’univers du système répressif des années 40, dans l’antichambre du Goulag « cet enfer glacé où les hommes se muaient en numéros si difficiles à retenir et si faciles à rayer ». Seule Beauté, sa mère, le réconforte des épreuves et le renforce à préserver l’allégresse naturelle de l’enfance tout en lui incluant les valeurs humaines nécessaires à forger l’être à l’aide d’aphorismes venus de la nuit des âges. « L’amour pousse les hommes à faire le bien comme le mal. Les bons accomplissent des exploits étonnants, les méchants font simplement le mal ». « Or un homme bon ici bas c’est plutôt un raté, une sorte de merle blanc » sait-il du haut de ses huit ans. « Beauté avait l’habitude de dire : “Tout va mal, mais nous sommes en vie ; et si ça empire encore nous survivrons quand même ” ». Cela peut-il aller vraiment encore plus mal s’interroge en vain le lecteur confronté à une vie sans merci où les crachats expectorés retombent au sol avec un tintement de verre brisé.
« […] la température était tombée en dessous de moins quarante degrés. La neige se fit bleue et la limite entre terre et ciel s’estompa. Le soleil, dépouillé de sa splendeur et privé de son éclat, végétait désormais dans une misère prolétarienne. Le froid vif buvait toute sa chaude et vivifiante liqueur – désormais seuls le feu de bois, l’amour et trois cents grammes quotidiens d’un pain mêlé de cellulose et d’arêtes de poisson devaient nous défendre contre la mort ».
D’une beauté sans fioritures Les Neiges bleues est un récit qui sonne juste. Porté par une écriture dont l’authenticité gifle le lecteur et lui griffe le cœur, Piotr Bednarki retrace les moments déchirants de son enfance d’exilé assigné à résidence dans une petite ville de Sibérie sous la férule des services soviétiques, dangereux pour tout Polonais aimant son pays et hostile à l’occupant russe dans les années suivant le pacte germano-soviétique. Bednarski le fait avec une légèreté irradiant la lumière du regard de l’enfant qui s’adonne à la poésie depuis qu’il a lu Le Démon de Lermontov : « la poésie était devenue ma seule chance de perdurer ». Un roman autobiographique bouleversant.
Piotr Bednarski, Les Neiges bleues, Paris, Éditions Autrement. Traduit du polonais par Jacques Burko 13 €