L’objet de cette étude, Andreï Makine, occupe une place spéciale dans la littérature française. Il publie ses romans directement en français. Les journalistes le nomment un écrivain russe à Paris. Une image établie à la consécration de son quatrième roman, Le Testament français (1995), couronné par le Goncourt,le Médicis et le Goncourt des lycéens. Ses trois précédents romans, La Fille d’un héros de l’Union soviétique (1990), Confession d’un porte-drapeau déchu (1992), et Au Temps du fleuve Amour (1994) étaient passés inaperçus de la critique. Depuis 1995, que ce soit, Le Crime d’Olga Arbélina (1998), Requiem pour l’Est (2000), La Musique d’une vie (2001), La Terre et le ciel de Jacques Dorme (2003), La Femme qui attendait (2004) ou L’Amour humain (2006), chacun d’entre eux suscite un grand nombre d’interrogations. Cependant, ces questions concernent souvent la personne de l’auteur et la recherche d’éléments autobiographiques dans son oeuvre ce qui fait qu’une approche conceptuelle incluant une analyse approfondie des dominantes poético philosophiques de l’oeuvre d’Andreï Makine, comme celle entreprise dans la présente thèse, est tout à fait justifiée.
Dans chaque roman se trouvent des éléments que les formalistes russes ont appelés « non littéraires », par exemple, des descriptions de photographies, de films, de chansons, d’instants musicaux. Y remplissent-ils une fonction particulière ? Ce que je me propose d’étudier. D’autre part, chez Andreï Makine, l’histoire, qu’elle soit celle de la Russie ou de l’Union soviétique, de la France ou de l’Allemagne, de la relation entre les quatre, ou internationale, relatée au travers des grandes guerres destructrices du XXe siècle, ne semble rien avoir d’une toile de fond décoratif ou d’un arrière-fond théâtral ou fantastique. Sans être historien, l’auteur présente une fresque historique qui paraît former la trame des romans et modeler la vie des personnages par les tribulations occasionnées. L’histoire ressortirait plutôt à un personnage à part entière qui agit sur le devenir de tout un peuple dont chaque individu devient le héros inséparable du dynamisme interactif qu’elle engendre. L’histoire et le romanesque s’interpellent et s’enchevêtrent de manière à ne plus former qu’un seul fil diégétique où la narration forme les contours et la mosaïque du récit. C’est l’art de la narration, accouplé à un style doté d’une grande connaissance historique et de la nature humaine qui permet à l’auteur de planter ses personnages. En cela Andreï Makine continue-il la grande tradition des écrivains russes ? Et dans ce cas, quelle est sa position vis-à-vis de cette tradition ? Par ailleurs, peut-il être considéré comme un archiviste de l’histoire ?
Cette thèse se compose de cinq sections et de quatorze chapitres. L’introduction comprend un aperçu des activités littéraires d’Andreï Makine, la motivation du choix de ce corpus, un bref historique de sa réception et la définition de l’objet de la thèse. La première section : Positionnement de la recherche comprend le premier chapitre, « Andreï Makine et la tradition franco-russe » qui présente un bref historique des relations interculturelles entre la France et la Russie en vue de situer l’auteur dans la tradition. Après avoir ainsi défini la position de l’auteur « entre deux cultures », le second chapitre, « Circonvolutions de l’approche », est divisé en deux parties. La première établit la réception de l’oeuvre année 2007 et la seconde comprend la définition de l’approche abordée dans cette thèse. Dans la deuxième section : Bilinguisme et méthodologie, le troisième chapitre, « Le “bilinguisme” des romans », est lui aussi divisé en deux parties. Le point de départ de ce chapitre s’appuie sur le travail de Mikhaïl Bakhtine et sa conception du multilinguisme dans les romans, stipulé dans Esthétique et théorie du roman (1975)[1]. Toutefois, la théorie bakhtinienne, à laquelle par ailleurs je souscris, ne pourvoit pas d’éléments d’analyse dans le cas d’un auteur bilingue. Pour cette raison, il m’a fallu constituer un élargissement à cet outil qui tienne compte de l’écriture spécifique d’un auteur bilingue. Dans ce dessein, après avoir, dans un premier temps, démontré le bilinguisme bakhtinien présent dans les romans, j’ai une classification mieux adaptée à la spécificité de mon auteur, ce qui a entraîné l’introduction et l’explication de plusieurs néologismes dans le domaine de la recherche sur le bilinguisme.
Le quatrième chapitre est consacré à la précision de quelques notions méthodologiques et concepts employés dans l’analyse. Ce chapitre introduit le concept d’ekphrasis, esquissant un bref historique du terme et la signification accordée par la critique moderne selon Mieke Bal Narratology, Introduction to the Theory of Narrativ, William J. Thomas Mitchell (Picture Theory), Gérard Genette (Figures I, II, III). Je définis également l’emploi du terme « ekphrasis musicale » dans mon analyse et l’ambiguïté que ce concept pourrait avoir en appuyant ma conception sur les travaux de Siglund Bruhn (Musical ekphrasis : Composers Responding to poetry and painting), Steven Paul Scher (Verbal Music in German Literature), Christian Corre (La Description de la musique) et Jean-Louis Cupers Aldous Huxley et la musique, A la manière de Jean-Sébastien Bach) majoritairement.
Dans l’ouvrage d’Antoine Compagnon La Seconde main ou le travail de la citation(1979), j’ai puisé le matériau indispensable à l’explication des concepts de « citation », « description » et « allusion » qui apparaissentt souvent au cours de cette thèse. Pour la fonction des descriptions, c’est vers Mike Bal Narratologie. Les Instances du récit (1977) et Sophie Bertho « Asservir l’image, fonctions du tableau dans le récit » que je me suis tournée pour ancrer dans mon analyse la définition des fonctions de l’ekphrasis.
Un autre concept que j’ai manipulé dans mon étude est celui de « lecture en contrepoint » ou « lecture contrapunctique » tiré de Culture et impérialisme (2000) d’Edward Said qui l’adopte lui-même du domaine de la musique. À Roland Barthes, La Chambre claire (1980), j’ai emprunté le punctum pour mon analyse des ekphraseis de photographies, mais j’ai élargi son emploi à celui de l’ekphrasis de film ou de musique.
Histoire et mémoire (1977) de Jacques Le Goff, Les Lieux de mémoire (1977) de Pierre Nora, La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000) de Paul Ricoeur, Les Cadres sociaux de la mémoire (1925) de Maurice Halbwachs, Le Sens de la mémoire (1999) de Jean-Yves et Marc Tadié et Matière et mémoire . Essai sur la relation du corps à l’esprit (1939) d’Henri Bergon m’ont aidé à définir les concepts de « mémoire individuelle » et « mémoire collective » tels que je les ai emploié.
Dans la troisième section : Les photographies, j’analyserai les ekphraseis de photographie à l’aide de Philippe Ortel La Littérature à l’ère de la photographie(2001), Roland Barthes La Chambre claire (1980), Le Destin des images (2003) de Jacques Rancière et Georges Didi-Hubermann Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (1992)et leur fonction suivant la catégorisation instituée par Sophie Bertho dans son analyse des fonctions du tableau chez Proust dans « Asservir l’image, fonctions du tableau dans le récit ». Cette section se compose de quatre chapitres. Chapitre V : La fonction psychologique, chapitre VI : La fonction rhétorique, chapitre VII : La fonction structurale et chapitre VIII : La fonction ontologique. Mon dessein était de définir la fonction des ekphraseis et de savoir si elles sont un lieu de convergence de la signification des romans makiniens. D’autre part, si les ekphraseis de photographies sont détachables au sens de la rhétorique ancienne ainsi que leur rôle au niveau du lecteur.
La quatrième section traite des ekphraseis de film. Cette section se divise en deux chapitres, à savoir Chapitre IX : Les Films russes et chaitre X : Les films occidentaux. Avec d’une part pour chaque chapitre une distinction entre les films documentaires et les films de fiction. Dans cette analyse, je m’appuie principalement sur les positions de Jacques Rancière telles qu’il les a exprimées dans La Fable cinématographique (2001) et les travaux de Bernard Eisenschitz consignés dans Gels et dégels, une autre histoire du cinéma soviétique (2002). Ginette Vincendeau Stars and Stardom in French Cinema (2005) est un autre ouvrage auquel je fait appel au cours de cette étude. Les fonctions de ces ekphraseis ont été analysées et j’ai recherché si elle sont indispensables à la compréhension de l’oeuvre ou si elles sont des morceaux qui peuvent être « détachés » sans nuire à la dite compréhension.
Dans la cinquième et dernière section, ce sont les ekphraseis de musique qui ont été analysées. Pour réaliser ce projet, plusieurs ouvrages des recherches musico-littéraires ont servi de point d’ancrage à ma recherche. Les travaux d’Isabelle Piette consignés dans Littérature et musique, Contribution à une orientation théorique : 1970-1985 (1987), de Françoise Escal Contrepoints, Musique et littérature (1990), de Jean-Louis Cupers Euterpe et Harpocrate ou le défi littéraire de la musique (1985) m’ont fourni, entre autres, les éléments de base à la définition de plusieurs concepts propres à ces études spécifiques et à la précision de leur emploi dans le cadre de ma recherche. Dans le chapitre xii, « Citations musicales », j’ai dressé un répertoire des ekphraseis musicales sous forme de citations, dans le chapitre xiii, « La figure du musicien », sur celles de la figure du musicien avec comme distinction la musique vocale et la musique instrumentale. C’est ensuite sur les ekphraseis formées par la musique verbale que je me suis penchée dans le chapitre xiii, « Musique verbale ». Cette section se termine par le chapitre xiv, « Fonctions des ekphraseis musicales ». Le but de cette section était de définir les fonctions des ekphraseis musicales et de décider si oui ou non elles sont détachables, au sens de la rhétorique anciennes, sans nuire à la compréhension de l’oeuvre.
L’analyse des ekphraseis de musique, de photographies et de film a été effectuée dans le dessein d’en discerner la fonction au point de vue narratologique d’une part, de l’autre d’insister sur leur fonction intertextuelle et interculturelle.
J’ai commencé ma recherche en évaluant les relations interculturelles franco-russes depuis le xie siècle. En effet, depuis cette époque jusqu’à nos jours, de nombreux écrivains russes ont écrit en français. En cela, Makine n’est certainement pas une exception. Cette tradition franco-russe s’est poursuivie sans interruption jusqu’à la Révolution d’Octobre à partir de laquelle les relations furent problématisées par le bolchevisme. Le Parti soviétique installé en urss obligea les écrivains à suivre les directives du réalisme socialiste, une nouvelle école inventée pour les besoins de la cause. Les écrivains qui refusaient de se soumettre à ses règles étaient persécutés et leurs oeuvres avaient peu de chance d’être publiées ou alors, elles l’étaient de manière clandestine. Un grand nombre d’écrivains pour échapper à la censure et aux persécutions de toutes sortes furent contraints à l’émigration et s’installèrent en France où ils continuèrent leurs travaux formant une diaspora franco-russe. Certains écrivirent dans la langue du pays d’accueil, d’autres poursuivirent leur carrière dans leur langue maternelle. Cependant, la plupart des écrits de l’émigration sont empreints de nostalgie pour la patrie perdue. L’auteur le plus célébré de cette époque est Ivan Bounine auquel Andreï Makine a consacré une thèse de doctorat à la Sorbonne. Dans les années vingt, Paris devint le centre de l’émigration russe.
Dans les années trente, une nette scission s’ouvre dans la littérature russe avec d’un côté la littérature de l’émigration, de l’autre, la littérature soviétique soumise aux directives du Parti et la méthode du réalisme soviétique imposée par Staline. Les Français et le reste du monde sont inconscients de la véritable situation en urss et imputent les critiques exprimées sur le régime dans les medias et la littérature de l’émigration à la nostalgie des Russes blancs. Leur aveuglement leur fait ignorer les bavures graves du Parti. Les révolutionnaires français et européens resteront aveugles jusqu’à l’arrivée de dissidents tel Soljenitsyne sur la scène internationale avec la parution de L’Archipel du Goulag en France dans les années 1970. Après cette publication, il sera impossible de continuer à occulter la terreur que le système soviétique a fait peser sur la Russie. Andreï Makine quitte la Russie et s’installe en France dans les années 1980 du xxe siècle dans une situation incomparable à celle des dissidents, mais il s’inscrit dans la tradition des auteurs émigrés et franco-russes.
Bien que son identité biographique d’origine russe ait pu induire en erreur la critique, celle-ci s’est longuement attardée sur les rapports autobiographiques entre l’auteur et ses narrateurs. La critique a vu en Makine un écrivain français s’inscrivant dans l’héritage culturel et littéraire français. En cela, elle a le plus souvent occulté l’héritage russe et soviétique de Makine.
Bien que je sois, en principe, d’accord avec la critique en l’état actuel, je pense qu’il est erroné de confiné Makine dans la seule tradition française, d’autant plus, comme je l’ai indiqué au premier chapitre, qu’il s’inscrit certainement tout autant dans une tradition franco-russe, liens avec laquelle sont exprimés dans le second chapitre. D’autre part, sa parfaite connaissance des littératures, histoires et cultures russes et françaises, le fait transcender cette même tradition dont il est issu, la raison pour laquelle je le considère un auteur international d’autant plus que la question de sa langue première d’écriture n’est pas totalement élucidée. L’étude que je me propose constitue donc une analyse critico-spectrale des romans[2], c’est-à-dire une analyse qui les soumet à plusieurs points de vue, les observe à la lumière de concepts divers, en évitant la confusion de l’une à l’autre de ces littératures, mais bien plutôt de démontrer son appartenance à ce que Valéry Larbaud a nommé « l’internationale culturelle » que je considère une fusion de l’une et de l’autre. Il va de soi que le caractère de l’intertextualité est inépuisable et quasi illimité car il ressortit à la connaissance de la littérature qu’en possède le lecteur. Les exemples que j’en ai donné sont cités en illustration de mon point de départ qui est de considérer Andreï Makine comme un auteur « mondial ».
Afin d’atteindre le but assigné, j’ai commencé par l’étude du bilinguisme dans les romans, partiellement inspirée par celui de l’auteur. Étant moi-même multilingue, ce sujet me tient à coeur.
J’ai donc ensuite recherché les expressions du bilinguisme dans les romans makiniens et j’ai pu constaté le suivant. Les romans exposent le bilinguisme et le polylinguisme au travers des parlers des personnages ou de leurs réflexions. Mais, alors que Bakhtine voit le polylinguisme comme inhérent à chaque individu, dans les romans makiniens, le polylinguisme se répercute au niveau de plusieurs personnages, chacun d’eux manipulant majoritairement un seul registre. Chez Makine, la culture russe transparaît dans tous les romans jusqu’à parfois, laisser un mot russe, avec ou sans note explicative, émailler le texte français. Ce phénomène peut aussi se lire dans les différents cadres socioculturels intégrés aux romans. Dans ce cas, le bilinguisme fonctionne comme miroir identitaire et la langue devient un sésame qui ouvre l’imaginaire au quotidien. Les romans réfléchissent aussi les divers types d’unité compositionnelles, ce qui affirme le polylinguisme. Selon moi, par le bilinguisme s’affrontent les forces divergentes, centripètes et centrifuges, par les langages employés par les personnages, ce qui se réalise aussi parfois par les poèmes insérés dans les romans ou les mots russes.
Je souscris entièrement au modèle bakhtinien, toutefois celui-ci ne pourvoit pas dans le cas d’un auteur bilingue, situation qui, comme le montre pourtant l’ouvrage de référence de Pascale Casanova, semble exemplaire pour l’époque que nous vivons aujourd’hui. Pour cette raison, afin d’être en mesure d’analyser plusieurs exemples de bilinguisme dans les romans, j’ai élargi l’outil d’analyse bakhtinien et répertorié plusieurs catégories, ce qui a appelé l’introduction de plusieurs néologismes (à savoir : le bilinguisme spatioculturel, le bilinguisme socioculturel, le bilinguisme diégétique, le bilinguisme auctorial et le bilinguisme lectoral). Ainsi, pour préciser la nature du bilinguisme l’ai-je, en premier lieu divisé en bilinguisme littéraire, bilinguisme culturel et bilinguisme diégétique. J’ai réservé le bilinguisme littéraire, terme usité par plusieurs critiques pour le bilinguisme référent à la personne de l’auteur. Pour le bilinguisme des romans, j’ai préféré introduire bilinguisme diégétique que j’ai divisé à son tour en trois catégories : le bilinguisme auctorial (de l’auteur diégétique), le bilinguisme sciptural (qui concerne plusieurs langues dans l’écriture) et le bilinguisme lectoral, (le bilinguisme du lecteur diégétique). Le bilinguisme du lecteur de roman restant nommé le bilinguisme du lecteur dans mon analyse. Quant au bilinguisme culturel, j’ai distingué le bilinguisme spatioculturel ayant trait à deux ou plusieurs aires géographiques et le bilinguisme socioculturel, défini par l’affrontement ou la rencontre de deux cadres socio psychologiques ou socio philosophiques distincts.
Comme constaté au troisième chapitre, l’exemplification des diverses catégories du bilinguisme (socio culturel, spacioculturel, auctorial, scriptural et lectoral) prise comme point de départ, permet d’en évaluer la validité. Force m’a été de conclure que chacune des catégories telles qu’elles ont été définies fonctionne dans les limites de sa propre logique. Toutefois, chacune d’elles, dans son exemplification, rencontre un point d’indécidabilité qui oblige à emprunter quelque chose aux autres. Cette obligation illustre la confrontation à la porosité des cloisons catégorielles. L’étanchéité ne pourrait s’en définir qu’à la condition d’instaurer de nouvelles divisions qui risqueraient de rendre la manipulation de l’outil d’analyse ainsi obtenu d’une lourdeur paralysante. Ainsi voit-on Charlotte : lectrice, personnage, auteur diégétique ; le gardien de cimetière : personnage, narrateur ; les narrateurs eux-mêmes, tour à tour lecteurs ou narrateurs intra-diégétiques, tous enjambent et brouillent les différentiations catégorielles.
Le français est une langue véhiculaire pour Makine qui se sert de cette langue mais écrit, presque toujours exclusivement, sur l’univers russe. Une diglossie mentale qui traduit une dichotomie essentielle entre le centre et la périphérie. Deux univers, deux perspectives, deux langages parfois ou même quelquefois deux langues se rejoignent en une seule et même vision. Andreï Makine est bilingue et il tisse les fils conducteurs de deux langues et deux cultures en une étoffe unique, l’écriture, symbiose de ces deux visions qu’il porte en lui. Vecteur de vérité fictionnelle, l’écriture devient le miroir où se réfléchissent les langages et les langues en un écheveau métissé à l’hybridité fluctuante selon les situations décrites.
Après avoir étudié les manifestations du bilinguisme dans les romans, je me suis tournée dans les chapitres suivants vers la seconde partie de mon analyse qui traite des descriptions de l’art dans les romans. À savoir : la photographie, le film et la musique dans le dessein de mettre à jour la fonction de ces descriptions ekphrasiques et de rechercher s’il existe un rapport avec les diverses sortes de bilinguisme énumérées.
En effet, j’ai considéré, à la suite de Meschonnic dans Pour la poétique (1970), que la littérarité d’une oeuvre est la « […] spécificité de l’oeuvre comme texte ; ce qui le définit comme espace littéraire orienté, c’est-à-dire une configuration d’éléments réglée par les lois d’un système. S’oppose à la sous-littérature, espace littéraire non orienté ; s’oppose au parler quotidien, espace entièrement ouvert, ambigu, puisque sa systématisation est indéfiniment remise en cause » (p. 174). Ainsi, différentes formes d’expression ont été thématisées dans les romans : la langue française en tant que parler quotidien, du moins principalement, les descriptions de photographies, de film et de musique.
Ainsi, le bilinguisme de l’auteur se joue peut-être non seulement au niveau biographique, mais aussi à celui de l’écriture lorsque l’on considère la photographie, le film et la musique comme une langue. Ces éléments « non littéraires » recréeraient donc le rôle de langue à l’intérieur des romans et je désire rechercher s’ils renvoient au bilinguisme littéral de l’auteur et du monde qu’il évoque. Par exemple, la photographie de la femme à la chapka, mais aussi celle de la visite du tsar à Paris où se révèlent des mondes imbriqués l’un dans l’autre.
Les autres critiques ont approché Makine comme un auteur français. Il se rattache très certainement à la tradition littéraire française par son emploi de la langue (sa thématique), son côté « proustien », mais il est plus productif de l’approcher à la manière d’un écrivain international.
Après avoir défini les concepts employés dans mon étude, je me suis penchée sur les ekphraseis de photographies et je suis arrivée à la conclusion suivante. Toutes les séquences ekphrasiques considérées dans ces quatre chapitres, quelle que soit leur fonction, rhétorique, structurale, ontologique ou psychologique, établissent une dialectique entre le passé et le présent. Le présent de celui qui les contemple et le passé représenté. Souvent, Makine emploie l’ekphrasis pour éviter de longs développements narratifs. C’est principalement le cas avec l’ekphrasis de ceux de Nuremberg.
Dans Le Crime d’Olga Arbélina, les photos des exécutés de Nuremberg symbolisent l’essence des horreurs perpétrées pendant les guerres et les révolutions. Ces ekphraseis évitent à l’auteur de s’appesantir sur la polémique autour de la peine de mort tout en la suggérant. Là aussi, la dialectique entre le passé et le présent est très forte, mais aussi celle entre la mémoire individuelle et la mémoire collective. De même, lorsque le narrateur de Requiem pour l’Est parle de cette photo ratée illisible pour qui que ce soit à l’exception de lui et sa compagne, il décrit en fait leur relation établie sur un leurre et leur couple détruit. Les deux ombres du cliché le métaphorisent lui et sa compagne comme membres de « la compagnie des ombres », les espions. Une photographie ratée, une fois développée, ne peut plus jamais devenir une photo réussie. De même, son couple, formé et détruit par le contre-espionnage, ne pourra plus jamais devenir un couple « comme les autres », un couple véritable. La photo métaphorise aussi cette impossibilité. Cette ekphrasis métaphorise également l’effondrement de l’empire soviétique fondé sur le leurre paradisiaque.
Dans ces ekphraseis s’entremêlent plusieurs liens intertextuels voire interculturels. Ainsi le bilinguisme littéral de l’auteur se retrouve-t-il focalisé dans les ekphraseis de photographies. Par exemple, lorsque Olia contemple la photo que son collègue lui tend, elle voit dans le portrait de la femme et de l’enfant, tout ce qu’elle ne sera pas. C’est son état d’âme qui se reflète dans la courte ekphrasis photographique. Inutile de fournir une longue explication psychologique de ses pensées à ce moment-là. L’ekphrasis suffit à faire valoir sa souffrance et ses regrets. Cette ekphrasis réfléchit des liens interculturels qu’elle présente entre la pensée orthodoxe et la pensée catholique avec l’icône mariale qu’elle évoque. Le portrait dont Pavel veut aller s’assurer de la présence dans la maison familiale de Dolchanka définit ses sentiments filiaux pour ses parents. Sentiments qui n’ont nulle part ailleurs été exprimés. Seul le portrait suffit amplement à les expliquer. Par cette ekphrasis se profile le culte de la personnalité où le portrait de Staline a évacué l’icône de l’autel familial et aussi les liens socioculturels et spatioculturels. L’icône mariale, aussi évoquée dans la contemplation des photographies de la prostituée par le narrateur de Au temps du fleuve Amour lui fait subséquemment voir la femme rousse d’une façon différente. Il appréhende sa situation présente comme le résultat d’une catastrophe. L’ekphrasis évite tout un discours sur le sujet et symbolise les chambardements révolutionnaires et présente le lien socioculturel.
L’ekphrasis de photographie dans sa fonction psychologique peut aussi être révélatrice de la conscience du personnage ce dont le lecteur peut devenir lucide. En consultant l’encyclopédie médicale, ce sont ses propres pensées qu’Olga voit réfléchies dans la gravure où le serpent étouffe l’antilope. Là aussi, la description de l’image visuelle qu’elle interprète révèle son état psychologique du moment et métaphorise aussi l’écroulement du système soviétique et l’étouffement de la littérature. Cet effet psychologique entraîne un développement narratif certain qui conduit Olga vers la folie. Mais c’est d’un autre danger dont le narrateur de Requiem pour l’Est doit se protéger lorsqu’il brûle les photographies.
Les ekphraseis de photographies peuvent créé une empathie pour le personnage par son effet affectif et persuasif avec l’objet photographié. Pour le narrateur duTestament français, c’est la photographie des vieux soldats qui a un effet persuasif et affectif. Grâce à lui, il peut s’identifier au vieil homme et se sentir fier d’être français, ce qu’il souhaite être. Dans cette ekphrasis se reflètent deux formes de bilinguismes : socioculturel et spatioculturel, ce qui est aussi le cas avec la photographie de Khodorski dans Le Crime d’Olga Arbélina. C’est aussi un effet persuasif et affectif qui est en jeu lorsque Aliocha regarde la photographie des trois femmes et celle du président de la République dans le Testament français ont ceci de particulier qu’elles englobent les quatre fonctions. Fonction psychologique d’une part : elles démontrent l’état d’esprit du jeune narrateur et vont plus loin dans ce sens que les explications qu’il fournit lui-même. Fonction rhétorique : elles permettent au narrateur un changement complet de mentalité. Il se découvre et, à partir de ce moment les développements narratifs sont accentués mais prennent aussi un tournant inattendu. Fonction structurale de la photo de la femme à la chapka revient dans cette séquence et ces photos sont une mise en abyme de tout le roman et enfin, la fonction ontologique : elles s’immobilisent dans leur description et symbolisent le sens même du roman.
L’identification du personnage avec le sujet photographié peut être tel qu’il s’essaie à pénétrer la platitude trompeuse de la photographie. J’ai analysé le concept de platitude d’après l’étude de Proust par Mieke Bal, Images littéraires ou comment lire visuellement Proust, 1990, et noté que ce phénomène, dû à l’imagination du personnage pour certain critiques, tient tout autant de la schizophrénie du personnage. Cependant, ce phénomène repose sur le fonctionnement de la mémoire individuelle, que j’ai analysé partant des positions de Jean-Yves et Marc Tadié Le Sens de la mémoire (1999). La capacité du narrateur makinien à s’immiscer dans l’univers photographique problématise complètement le concept du ça a été de Barthes (La Chambre claire, 1980).
De même la ressemblance de la photographie comme stipulée par Barthes ne fonctionne que partiellement dans la diégèse makinienne. Ceci est amplement illustré par les tentatives d’Alexeï Berg à trouver le passeport d’un soldat lui ressemblant qu’il puisse s’accaparer dans sa lutte pour la survie par l’usurpation d’identité.
C’est avec la fonction ontologique de l’ekphrasis de photographie qu’apparaissent le plus grand nombre de liens interculturels liés à l’histoire française et russe. L’album de photos fabriqué de Requiem pour l’Est remplit cette fonction ontologique dans le roman. Son existence est problématique à double titre. Premièrement, c’est un album littéraire, un album d’écrivain qui n’existe que pour la réalité diégétique. En outre, ses photographies sont truquées, uniquement créées pour donner le change. La vie du narrateur est un tour de passe-passe. Sans existence véritable puisqu’il vit constamment la vie d’un autre. Il reproduit ce qu’il est censé faire selon les ordres reçus. Il est en constante représentation. La vie est un grand théâtre, une grande photographie dans laquelle il se promène, tantôt du côté négatif, tantôt du côté positif exprimé lors de sa visite à Vinner. L’album métaphorise la facticité de l’existence et s’y reflètent les liens socioculturels et spatioculturels.
Le livret du héros de l’Union soviétique est aussi placé en début de roman et réapparaît à la fin, contemplé par Olia. Il est non seulement une mise en abyme dans la diégèse, mais forme avec la récurrence finale un encadrement de tout le récit. Il en est de même de la photographie de la femme à la chapka dans Le Testament françaisqui apparaît trois fois au cours du roman. Par sa position incongrue dans l’album de famille, elle annonce l’importance qui lui est accordée. De complète étrangère, elle est promue au rang de mère du narrateur. Ces ekphraseis comportent très certainement, non seulement des liens intertextuels, mais aussi socioculturels.
Les panneaux de Li placés au début du même roman, et plus particulièrement celui de Psyché et de Cupido, annoncent les événements futurs, fondés sur l’interdit. De plus, leur destruction en fin de roman métaphorise la fin de la relation d’Olga et de son fils, d’une part. De l’autre, c’est de la métaphorisation de la dévastation de l’urss et du délabrement dans lequel se trouve la population. Que l’idéal de Li, sa passion, soit employé par les habitants en guise de bois de chauffage signifie par l’entremise de la mise en abyme que les gens perdent leur idéal : la culture est brûlée, anéantie. L’image de la Russie calcinée revient plusieurs fois dans les romans à l’aide de descriptions de photographies ou d’images noircies. Ce sont des liens intertextuels qui sont liés avec plusieurs littératures et la mythologie.
Après cette analyse des ekphraseis, j’arrive à cette conclusion que chez Makine, elles sont des écrans. En aucun cas, les ekphraseis ne sont détachables au sens de la rhétorique ancienne. Leur omission porterait préjudice à la lecture de tout le roman. Leur importance vient de ce qu’elles peuvent cacher pareillement que de ce qu’elles montrent et laissent à voir. En ce sens, elles sont des écrans de projection symptomatiques et symboliques sur lesquels apparaissent en filigrane plusieurs liens interculturels. En chacune d’elle se trouve un punctum, un point révélateur de centralisation dans la fonction focale de la description. Chaque ekphrasis comporte une fonction première, qui est psychologique, rhétorique, structurale ou ontologique, dans laquelle transparaît en contrepoint une fonction seconde qui révèle des liens intertextuels avec les littératures russe ou française et avec l’Histoire de la Russie ou l’Histoire de France ou les deux simultanément. Parfois, elles sont une allusion, voire une citation d’une photographie décrite dans un autre roman ou bien d’une figure de l’iconographie religieuse. D’autre part, dans chaque ekphrasis se retrouvent le plus souvent deux aspects du bilinguisme. Le bilinguisme socioculturel et le bilinguisme spatioculturel en cela qu’il s’agit d’une dialectique entre deux univers culturels au niveau de l’espace ou du social ou des deux à la fois. Ce sont ces deux formes de bilinguisme qui sont essentiellement présentes dans ces ekphraseis de photographies.
Après avoir analysé les ekphraseis de photographies dans les romans, je me tourne dans les deux sections suivantes vers les ekphraseis de films et celles de musique pour décider si leur fonction respective diffère de celle des ekphraseis de photographies. J’ai commencé mon investigation par les ekphraseis de film dans la quatrième section. L’étude de ces ekphraseis m’ont amené à la conclusion suivante.
Les ekphraseis étudiées dans cette section décrivent deux sortes de films. D’un côté, les films russes, trois documentaires « La Menace de la guerre atomique », « La Ville-Héros sur la Volga » et le documentaire de propagande dans L’Amou humain avec quelques fragments ekphrasiques de différents « Journal » et une fiction « Elle et lui ». De l’autre les films français, trois fictions de l’acteur Jean-Paul Belmondo et un documentaire « Le Prix du retard ». Les proportions, films documentaires et films de fiction, sont inversées pour les films russes et les films français comme si le documentaire était, dans les romans, garant de la réalité factuelle et symbole de la Russie alors que la France y serait une réalité fictionnelle. La fiction russe et le documentaire occidental enclenchent un discours manichéen sur les deux pays par les narrateurs respectifs, quand les documentaires russes et les fictions françaises servent plutôt un discours monographique sur le pays de provenance. De cette manière, Makine accentue la dichotomie entre la réalité factuelle et la réalité fictionnelle. Ce sont deux univers qui s’entrecroisent de façon continue au moyen des ekphraseis de film ce qui montre ce que j’aimerais nommé un bilinguisme culturel constant.
« La Ville-héros sur la Volga » remplit plusieurs fonctions dans le roman. L’une d’elle est la fonction psychologique. En effet, le film renforce la voix narrative par un double effet de voix off et sert d’amplificateur aux éléments de caractérisation d’Ivan. Le film dans lequel il apparaît, le portraiture en héros, à la vie simple anxieux de pouvoir raconter « sa bataille » avec l’épisode de la source dans la forêt, ce que lui refuse la propagande. En représentant Ivan, héros du film et héros de la guerre, l’ekphrasis accentue ainsi son personnage. D’autre part, Ivan interprète le film et dénonce le manque de valeur accordé à la vie humaine par les dirigeants soviétiques. Plaçant cette remarque dans la bouche de son personnage, Makine évite la lourdeur et suggère la distanciation de sa part. C’est Ivan qui parle, mais dans ce cas, c’est aussi le discours de l’auteur.
L’ekphrasis de « La Ville-héros sur la Volga » exerce aussi cet effet persuasif et affectif de la fonction rhétorique sur le personnage qui peine à se reconnaître lors du visionnement du documentaire à la télévision tant les commentaires de la voix offtransforment les images, instituant, très éloignée de la sienne et de sa mémoire individuelle une vérité autre : celle de la propagande soviétique qui façonne la mémoire collective.
« La Ville-héros sur la Volga » correspond à une mise en abyme de la vie d’Ivan et résume sa situation de héros de la Seconde guerre mondiale. Toutefois, loin d’être prémonitoire, le film laisse voir l’iconisation d’un héros qui semble éternelle. Un autre film à la fonction structurale est un autre documentaire russe : « La Menace de la guerre atomique »qui lui aussi est une mise en abyme des sentiments anti-américains des habitants, une fois le film visionné, mais aussi de toute l’oeuvre makinienne où les Américains sont décrits comme des barbares incultes. De ce fait, la fonction structurale apparaît simultanément avec la fonction rhétorique.
Une fonction de cette ekphrasis est psychologique. Le visionnement est relaté par le narrateur et, grâce à l’ekphrasis, le lecteur découvre le film en même temps que la communauté de spectateurs habitant la cour. Le film enclenche les réflexions sur les Américains qui ne pourraient prendre place autrement. Makine les décrit comme vils et dangereux pour l’humanité à l’aide de la concrétisation de schémas dans le film et de l’ « animalisation » qui les démonise. Les réflexions des spectateurs grossissent la voix narrative et le film sert d’amplificateur à leur pensée et renfonce l’opinion que l’empire soviétique avait de son pire ennemi : les usa. D’autre part, l’ekphrasis offre à Makine la possibilité d’accuser les Américains de crimes contre l’humanité et de rappeler Hiroshima et Nagasaki. En outre, au niveau diégétique, le film instille la frayeur dans l’esprit des habitants incapables à se défendre contre cette menace nucléaire imputée à l’ennemi. Toutefois, Makine laisse aussi voir dans un autre roman, Requiem pour l’Est, que les Russes sont tout autant capables de tels crimes contre les leurs avec la thématisation de l’explosion de la bombe dans le désert de Gobi où des prisonniers servaient de cobayes.
« La Menace de la guerre atomique » influence les habitants d’une manière persuasive et change leur idée sur ces lointains humains, que peu d’entre eux ont vu en chair. L’un des habitants les a serré dans ses bras sur les bords de l’Elbe pendant le Seconde guerre mondiale alors que le film démontre qu’il s’agit de criminels de guerre en lesquels on ne peut avoir aucune confiance puisqu’ils sont prêts à envahir et anéantir l’urss. En cela, l’ekphrasis remplit une fonction rhétorique.
« La Menace de la guerre atomique » est aussi une symbolisation de l’oeuvre makinienne où les Américains sont des êtres sans culture et des criminels de guerre à l’encontre des Français dont les films visionnés dans Au temps du fleuve Amourdonnent l’exemple d’un peuple au savoir-vivre empreint de liberté par l’entremise de l’acteur français Jean-Paul Belmondo. Les ekphraseis de ses films, tous comme les autres films, fiction ou documentaire, possèdent au sein de l’oeuvre beaucoup plus qu’un simple statut narratif. Elles sont une symbolisation du sens même de l’oeuvre et non seulement du roman dans lequel elles apparaissent, mais de l’oeuvre makinienne dans sa complétude. Elles ne peuvent être détachées de l’oeuvre sans nuire à la lecture de celle-ci.
L’ekphrasis de la fiction « Elle et lui » remplit une fonction psychologique dans le roman et permet aux spectateurs de réaliser la comparaison entre l’univers français de Belmondo et leur univers quotidien dominé par le plan messianique. Les ekphraseis des films de Jean-Paul Belmondo ont un effet persuasif et affectifs sur les personnages. C’est leur fonction rhétorique. Après le passage des films, les Sibériens sont transformés, influencés par l’action et le héros. La directrice de l’école se comporte différemment, se métamorphose en une femme désirable habillée d’un ensemble séduisant au lieu d’être emmitouflée dans des lainages informes. Le capitaine fait un démarrage belmondesque lorsqu’il vient la chercher en automobile. Quant aux trois jeunes protagonistes, des marches de plusieurs heures dans la taïga enneigée et le froid ne les rebutent pas pour assister à toutes les représentations de leur héros.
Les films de Belmondo métaphorisent une vie à laquelle aspirent les personnages makiniens ceints dans un univers rigide. L’acteur français est l’idéal masculin à imiter une idole. C’est le sens même de l’oeuvre qui est symbolisé par l’ekphraseis des films. La France devient le pays rêvé, idéalisé. D’autre part, les films offrent un va-et-vient constant entre fiction et réalité, une métaphorisation des deux faces du communisme. D’un côté l’avenir radieux ensoleillé, de l’autre celui de l’ombre des miradors, organes de répression et symboles des horreurs engendrées.
Il en est de même de l’ekphrasis de « La Ville-héros sur la Volga ». Elle remplit aussi une fonction ontologique car elle laisse voir l’ignorance des Occidentaux à propos de la Russie et de la ville Stalingrad. L’ekphrasis décrit l’héroïsation de l’individu : une iconisation de l’homme de la rue alors que la vie humaine compte si peu pour les dirigeant soviétiques. C’est toute l’oeuvre makinienne qui se reflète dans l’ekphrasis du film qui symbolise l’ontologie soviétique de même que les séquences de Journalpassées avant le film principal. Dans chaque documentaire russe est incrustée la doctrine et l’endoctrination soviétique.
Par les ekphraseis, Makine démontre la différence entre les mémoires collectives française et russe. Par l’ekphrasis du documentaire russe il laisse voir que les russes ne connaissent rien ou très peu de l’Occident et vice-versa. Il démontre aussi que la mémoire collective est une invention créée au moyen d’images et de commémorations, que souvent elle entre en conflit avec la mémoire individuelle.
Le narrateur makinien ne tente jamais de pénétrer l’univers filmique ou de participer à son action comme il le fait quelque fois avec les photographies. Cependant, le spectateur de fiction considère l’acteur comme un ami spécialement présent pour lui et que celui-ci le regarde, le comprend, le sauve de sa situation sans issue. Le cas se produit avec Belmondo. Le spectateur de documentaire russe discute avec la voix off, et réfute ses allégations.
En résumé, les ekphraseis de films sont multifonctionnelles et comprennent un bilinguisme dans lequel s’insère le conflit entre la mémoire collective et la mémoire individuelle d’une part et aussi la divergence contradictoire entre les mémoire collectives française et russe. Elles démontrent aussi la manière dont sont fabriquées ces mémoires. Par les ekphraseis de film, Makine réalise une critique sociale, une satire avec des moyens littéraires très économiques et efficaces d’où sont bannis les grands développements théoriques. Il évite ainsi la stagnation de la narration et la production d’un roman à thèse.
La cinquième section de ma thèse a traité des ekphraseis musicales et je suis arrivée à la conclusion suivante. Premièrement, la figure du musicien chez Makine n’est jamais une allusion à un personnage connu. Peu d’allusions est faite à la musique classique, mis à part les morceaux de piano dans La Musique d’une vie et les pièces instrumentales. Ce sont les komsomols anonymes joueurs de clairon et de tambour de Confession d’un porte-drapeau déchu, les pianistes de La Musique d’une vie et duCrime d’Olga Albélina, la cantatrice supposée dans La Terre et le ciel de Jacques Dorme. Enfin, dans Au temps du fleuve Amour, c’est une chanteuse de cabaret inconnue qui entre en scène. Une seconde remarque, les instruments de musique sont tous acoustiques : piano, tambour, clairon, accordéon, clavecin, guitare, violon, bandonéon et la voix humaine chante des rengaines populaires ou des berceuses que ce soit par le truchement d’une radio ou non.
Adaptée aux situations humaines les plus diverses la chanson est présente dans toutes les civilisations et accompagne toutes les activités de l’homme. Toutefois, la forme la plus ancienne, le chant sacré, est absente des diégèses makiniennes alors que les icônes sont amplement représentées dans les ekphraseis de photographies ou celles de films où l’acteur Belmondo est iconisé. Seules les chansons populaires y ont droit de cité. Celles-ci sont soit des rengaines russes teintées de propagande soviétique, ou bien des chants mélancolique pour le feu de camp ou encore des vieilles ballades populaires françaises ou russes. On retrouve aussi des airs de jazz, des chansons de marins. Ce qu’on appelle communément des chansons de divertissement. Ces chants contribuent à l’élaboration identitaire des personnages. Dans cette fonction, l’hymne national français, La Marseillaise, remplit son office.
Les ekphraseis musicales se présentent sous diverses formes. En citation de vers de texte de chanson, de couplets qui souvent servent à l’auteur de refrains échelonnés au long de l’oeuvre. Initiation d’un thème qui se répercute sous diverses variations au long des pages, elles sont le point de focalisation et se diffractent dans les ekphraseis suivantes déployant un thème similaire en une gamme de tonalités diverses.
Si les citations musicales font souvent référence à l’amour ou sont de la pure propagande dont le mensonge éclate dans la confrontation d’où ressort l’ironique avec le quotidien, la politique y transparaît aussi couramment. Enfin, tout comme les ekphraseis de photographies et celles de films, la fonction des ekphraseis musicales peut être psychologique, rhétorique, structurale ou ontologique. D’autre part, quelle que soit la fonction des ekphraseis musicales dans l’oeuvre, celles-ci ne peuvent être détachées, au sens de la rhétorique ancienne, sans nuire à la compréhension du roman dans lequel elles sont insérées.
Le monde décrit par Makine est le monde soviétique où la musique tient un rôle d’importance. Makine touche avec les ekphraseis musicales aux enjeux non seulement esthétiques de la littérature et de l’écriture, mais aussi aux enjeux éthiques et politiques concernés. Comme le formule Camille Dumoulié dansFascinations musicales. Musique, littérature et philosophie (2006), « La musique a été, comme en témoigne l’histoire du fascisme, un instrument de fascination politique des masses. Et elle est encore un outil du nouveau totalitarisme qui caractérise la mondialisation capitaliste contemporaine » (p. 9). Bien que toutes les ekphraseis évoluent majoritairement sur l’axe spatio-temporel, certaines ekphraseis se profilant sur l’axe mémoire / histoire démontrent le pouvoir de la musique de propagande et Makine joue ainsi l’archiviste de l’histoire.