octobre 26, 2016 By mlc

Tristan Jordis, Crack

tristan-jordis-crackUn premier livre dont surgit à nouveau cette question jamais résolue : où s’inscrit la frontière entre fiction et reportage. Crack est un texte hybride entre enquête et récit, sociologie et littérature. Enfers artificiels.

Le soir, je fumais un joint à La Villette avec Bouba, mon seul vrai pote dans le milieu. Comme je lui confessais une vive appréhension à l’idée de me retrouver au cœur de la frénésie nocturne de la galette, il se moqua de moi.

– J’y crois pas, tu vas descendre avec Saga porte de La Chapelle, à minuit. Ha, petit Blanc, demain ils vont t’attendre, planqués à chaque coin de rue, tu vas te faire dépouiller. Je t’aimais bien, vraiment, je te trouvais sympa, c’est dommage que tu finisses comme ça.

Il est plié de rire. Je ris jaune – la peur. Confrontation avec un monde dangereux, riche en fantasmagories. Il faut y aller, pas le choix. À chercher la guerre, elle vient à votre rencontre. J’attendais cette proposition d’un guide depuis un mois. J’ai donné ma parole à Saga, plus de retour en arrière possible, l’histoire peut commencer.

A trente ans, Tristan Jordis publie Crack en 2008. Pour l’écrire, il a passé un an à sillonner l’univers des toxicomanes, dans le quartier de Porte de la Chapelle à Paris. Stalingrad a gardé sa réputation sulfureuse et les habitants de l’Est savent encore exactement où circulent les habitués du « caillou », cette drogue récente aux ravages bien plus puissants que ceux de l’héroïne. Sans oublier son propre traumatisme, il se met en scène, car se mettre en scène permet de faire ressortir la violence du milieu, les trajectoires des personnes, explique Tristan Jordis passé par la sociologie et le journalisme.

Ce trentenaire choisit le parti-pris, au contraire des travaux sociologiques, et sauve son texte de ce qui aurait pu être seulement la description d’une longue traversée du désert ou, comme il le dit lui-même, du découragement du petit Blanc isolé dans les tourments de l’Afrique parisienne. Avant de s’engager, dans ce monde dans le monde avec ses codes et ses langages, il hésite longuement, constatant que l’amitié est bannie de ces décors sordides d’une humanité en dérive où surnage tout de même parfois des instants de grâce dans une parole ou un regard. Véritable descente aux enfers où la violence cède souvent le pas à la susceptibilité dans cet univers où la mort est la plus proche voisine. L’euphorie du crack y règne à tout instant. Tu éprouves une puissance à pouvoir endurer n’importe quoi, tu ne ressens plus la douleur, la peur, la faim, la fatigue… Il n’y a plus que le contrôle décuplé de tous tes moyens, lui confient garçons et filles côtoyés dans ce cloaque invivable. Impossible d’y échapper à la tyrannie de la drogue.

Misère, précarité et solitude sont les mots d’ordre qui riment avec descentes de flics, prostitution et incarcération. Expulsion aussi car les associations ne peuvent sauvés du rejet sociétal ces êtres en détresse. Ils s’appellent Saga, Bouba, Serge, Souleymane, Lamine ou Ouna et sont prêts à tout pour obtenir quelques granulés de cette drogue puissante et rejoindre les enfers qui leur tiennent lieu de domicile fixe dans leur monde nocturne et interlope.

Jordis gagne son pari et nous aide à pénétrer le fourvoiement tragique qui intime aux jeunes et moins jeunes mal dans leur peau à chercher un refuge illusoire dans le crack, la « galette », traduit par la répétition inexorable d’un principe de plaisir décharné. Pas de chiffres, peu de dates. Il ne s’agit pas d’une analyse du crack à Paris, mais d’un livre fort à lire pour ceux qui désirent comprendre l’un des phénomènes les plus destructeurs de notre société vingtéunièmiste.

Tristan Jordis, Crack, Paris, Seuil, 2008, 350 pages, 19,90 €

Classé sous :Salon littéraire Balisé avec :Crack, fb, Tristan Jordis

octobre 25, 2016 By mlc

Vladimir Sorokine, Glace (russe)

vladimir-sorokine-glaceRoman d’une brûlante intensité malgré la glace qui l’innerve de part en part. Le marteau de glace signifie par ses coups une renaissance ou la mort sans appel. En plusieurs étapes tant historiques que spirituelles, La Glace nous entraîne vers l’aboutissement final.

Les rues de la capitale moscovite sont le théâtre d’étranges scènes. Une secte puissamment organisée y enlève des hommes et des femmes dans le dessein d’exterminer l’humanité corrompue par le sexe et la violence, et reconstituer ainsi une assemblée d’élus. Les victimes sont kidnappées, ligotées et frappées sur le sternum par un marteau de glace afin d’écouter leur cœur parler. La plupart des victimes succombent sous les coups.

Seuls les « élus » survivent, car leur cœur réveillé prononce leur nom. Accueillis par la communauté, ils sont initiés à la langue du cœur, leur quotidien radicalement bouleversé par la révélation de la lumière.

Critique féroce d’une société d’où le sacré semble avoir disparu, La Glace relate la quête désespérée où il faut frapper férocement les cœurs pour qu’il en sorte une étincelle d’humanité, oscillant entre l’option de rêve et celle de réalité.

Vladimir Sorokine, Glace, Éditions de l’Olivier, 2005, 314 pages, 22 €. Traduit du russe par Bernard Kreise. Disponible en collection Points, 7 €

Classé sous :Salon littéraire Balisé avec :fb, Glace, littérature russe, Vladimir Sorokine

octobre 24, 2016 By mlc

Imre Kertész, Roman policier, (littérature hongroise)

imre-kertesz-roman-policierLes temps changent au Prix Nobel de littérature

– Moi ? Mais je ne fais pas dans mon froc. Sauf que, eh bien… nous allons un petit peu trop loin. Il a hoché la tête. – Oui, bien loin… Puis il a ajouté : – Mais on a du chemin à faire. –Bien sûr, bien sûr. Sauf que… comment dirais-je… bref, à vrai dire je pensais que nous étions ici au service de la loi. – Nous sommes au service du pouvoir, mon garçon, a rectifié Diaz. Je commençais à avoir mal à la tête. Etonnant que ce soit à cause de Diaz et non de Rodriguez. – Je croyais jusqu’à présent que c’était pareil. – Si on veut. Mais il ne faut pas oublier les priorités. – Quelles priorités ? Il m’a répondu, avec son sourire inimitable : – D’abord le pouvoir et ensuite seulement la loi. 

Rescapé d’Auschwitz, prix Nobel de Littérature en 2002, l’écrivain Imre Kertész a connu l’innommable du monde concentrationnaire. Dans la Hongrie communiste des années 70, il livre un récit bouleversant : Roman policier. Pour échapper à l’œil aigu de la censure, une équipe de policiers tortionnaires, la Corporation, est placée dans une dictature factice d’Amérique latine. Une fable effrayante sur l’arbitraire ignoble et monstrueux du totalitarisme.

Antonio Martens, narrateur désabusé, confie au papier un récit de violence de manière froide, cynique parfois, sans remords, dans un discours où domine le sentiment de l’inéluctable. Il sait pertinemment l’innocence des condamnés transformée en culpabilité par les efforts brutaux de ses supérieurs : l’impassible Diaz et son adjoint sadique, Rodriguez. Les suspects n’ont aucune chance de s’en sortir. Torturés à mort, ils sont fusillés au petit matin dans la cour de la prison. La violence est normative, fonctionnelle dans cette fabrique légale de la culpabilité. Tout au long de sa confession, Martens souligne son obéissance à l’autorité de supérieurs forts compétents. Il n’est qu’un subalterne et ne fait nullement pénitence, bien abrité sous le manteau de la déresponsabilisation collective.

Bien qu’ayant pressenti très tôt l’inversement imminent des rôles, cet anti-héros, ce bleu, ce sans-grade, est incapable de s’enfuir le moment venu. Le vent a tourné, les bourreaux deviennent victimes, ses chefs disparaissent ; lui demeure seul face à son exécution et à l’image des innocents qui le hante, sans toutefois prendre conscience de sa participation réelle au massacre.

La langue ciselée de Kertész, mise en scène de chairs meurtries et de destins broyés, fouaille le lecteur au plus profond de son être sous la cravache de sa conscience réveillée par ce territoire virtuel annexé par l’incompréhensible.

 

Imre Kertész, Roman policier, Actes Sud, 2006, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Husvai et Charles Zaremba, 117 pages, 12,90 €

Classé sous :Salon littéraire Balisé avec :fb, Imre Kertész, littérature hongroise, Roman policier

octobre 23, 2016 By mlc

Marian Pankowski, La Liberté basanée

marian-pankowski-la-liberte-basaneeAu sortir de la Seconde Guerre mondiale, Marian Pankowski décide d’apprendre « l’oubli des fils barbelés ». L’expérience concentrationnaire, loin de le figer, lui permet au contraire des envolées d’une beauté sublime dans les arcanes du quotidien qu’une généreuse humanité et une connaissance de l’âme humaine illuminent d’une profondeur enrichie par la douleur, en témoigne La Liberté basanée.

« […] Quand, pour me relier au monde de ce qu’on appelait la vie, il n’y avait que les lettres et les colis de ma mère. La rigueur de l’œi1 du 55 se voilait de brume lorsque, contrôlant le paquet de vivres, il extrayait des biscuits militaires une branchette de genévrier des Carpates ou une plume de geai, des signes trop menus pour qu’il se ridiculise à les confisquer… Et moi, je retournais au bloc à rayures, dans le bruit de la résine, dans le cri des oiseaux libres, moi, enfant de chœur d’une liturgie célébrée là-bas, en Pologne, à mon intention, par ma mère en alliance avec le ciel et la terre ».

D’une enfance à la liberté perdue, l’auteur avec La Liberté basanée fait l’éloge dans un style individuel et inégalable en cinq petits traités, dédiés à sa mère, qui ne sont pas sans rappeler les poèmes en prose de Baudelaire. Toutefois, les sujets sont bien ceux de Pankowski. Écrit comme un antidote à l’horreur des camps, La Liberté basanée développe en filigrane d’or « la maternelle leçon d’amour de la terre natale » que le poète récite à ravir avec l’art de voler ou la maraude des fruits ou encore l’habileté à faire du feu pour se prouver, à travers les joies et les facéties de son enfance villageoise, que le bonheur reste possible après la survivance à l’horreur.

Marian Pankowski, La Liberté basanée, Éditions du Rouergue, traduit du polonais par Elisabeth van Wilder, 64 pages, 4,75 €

Classé sous :Salon littéraire Balisé avec :fb, La Liberté basanée, littérature polonaise, Marian Pankowski

septembre 22, 2016 By MLC

L’Apéribook™, de la littérature en apéro, un nouveau concept

encre-de-sangAprès plusieurs romans à succès, (Les Emigrés, Zone franche et l’inoubliable Elie et l’Apocalypse), Elen Brig Koridwen invente et lance sur le marché littéraire l’Apéribook™, des romans minuscules d’une incroyable densité. Avec une grande diversité de sujets et l’écriture sublime qui lui est si personnelle, Elen Brig Koridwen aborde ses Apéribook™, véritables petites miniatures, mises en bouche pour le lecteur qui peut ainsi faire connaissance avec le style de l’auteur ou devrions-nous dire les styles de l’auteur.

Les Apéribook™ se lisent en une trentaine de minutes. Parfaits pour la pause de midi, la salle d’attente du dentiste ou un trajet dans les transports en commun.  L’auteur y laisse sa plume vagabonder au gré de sa fantaisie entraînant le lecteur dans des univers aussi variés qu’inattendus. Les Apéribooks™ se vendent séparément, ce ne sont pas des recueils de nouvelles. Dans chaque livre : une seule histoire, mais quelle histoire ! Ils se lisent sur tablette, de préférence une Kindle. Mais, comme Amazon propose son application Kindle gratuite pour lire sur tout support, tout un chacun peut aisément se les procurer.

Dans A l’encre de sang, un éditeur attend le meilleur de ses auteurs. Ce sont toutes des femmes. Elles doivent donner le meilleur d’elles-mêmes. Pour ce faire, il leur offre un séjour au calme dans une superbe maison à la campagne. Il met tout dans la balance pour obtenir le manuscrit parfait. La dernière invitée en date est pleine de promesses selon tous ses points de vue :

« Il reprit son examen, notant les boucles naturelles de la chevelure. Leur blondeur idéale – pas factice, au contraire : plutôt comme une promesse. Il réalisait tout à coup qu’il aimait les blondes. Et celle-ci… Tous les visages précédents défilèrent dans sa mémoire ; malgré lui, il esquissa un mouvement vers le secrétaire où il rangeait les manuscrits. Pas de doute, celle-ci serait la meilleure. Il l’avait pressenti dès leur premier rendez-vous. Non, dès qu’il était tombé sur son ebook sur Amazon. Elle avait du talent, mais bien mieux encore : elle avait des choses à dire. »

Une fin, insolite comme il se doit, attend le lecteur. Si vous avez lu et aimé Misery de Stephen King, vous adorerez A l’encre de sang d’Elen Brig Koridwen. Nous n’en dirons pas plus, seulement que le suspense est gardé jusqu’à la dernière page.

homme-ombreNous avons rencontré Elen Brig Koriwen avec son livre magnifique Zone franche dont nous avions fait la chronique sur notre blog au mois de mars. L’Apéribook™ L’Homme de l’ombre en est assez proche tant par le sujet que par le contenu.

« Ce matin, quand je sors de mon immeuble, il est encore là, en faction de l’autre côté de la rue, un pied posé sur une borne avec une désinvolture exaspérante. Toute sa personne proclame que cette rue lui appartient et qu’il est disposé à y rester mille ans : les bras croisés sur la poitrine, le menton niché dans sa main, il arbore une expression… attentive ? insolente ? Les deux à la fois, ma parole !

Du coup je trébuche sur le seuil, et je jurerais que ça l’amuse. Ses yeux trop-bleus-pour-être-vrais fixent le porche derrière moi ; pourtant je sens qu’ils enregistrent le moindre de mes mouvements. Et même la moindre de mes émotions, comme si mon mystérieux guetteur prenait à distance mon pouls et ma température. C’est indécent, excitant, détestable.

Il faut que ça cesse ! »

Mais l’Apéribook™ qui nous a vraiment suffoquée est sans contestation possible Une proie sans défense où l’auteur décline avec bio et prestance les arcanes de ce que pourra être notre vie dans un avenir proche si nous ne changeons pas notre manière de faire. Un monde où nous deviendrons tous proie ou prédateur. Il n’y aura pas d’autres choix.

proie-sans-defense

Sans hésiter, la vieille dame traversa le boulevard et s’engagea dans les étroites ruelles qui conduisaient au centre-ville et à la supérette. Toutes les boutiques étaient closes, les appartements situés au-dessus restaient retranchés derrière leurs volets. À première vue, il n’y avait pas un chat – les chats avaient sans doute été mangés jusqu’au dernier, pauvres bêtes – mais Mamie Lola réalisait parfaitement quelle provocation elle représenterait pour un voyou de rencontre : une petite personne âgée cheminant cahin-caha sur un fauteuil roulant électrique, avec ces boucles blanches coiffées avec soin et ce visage rose, fripé comme un bouton de pivoine, qui proclamaient à tous les échos « proie sans défense »…

Elle accéléra, tourna dans la ruelle suivante. Et là, elle le vit.

La fin est encore plus ahurissante que tout ce que le lecteur pourrait supposer. Il suffit de savoir que, selon l’adage bien connu, tel est pris qui croyait prendre. La victime est peut-être différente de celle que l’on croit.

Elen Brig Koridwen :

  • ­Zone franche, http://amzn.to/1UBSnhN
  • Les Emigrés, http://amzn.to/2cUxDz1
  • Une Proie sans défense, http://amzn.to/2cdb72V
  • L’Homme de l’ombre, http://amzn.to/2cLQnDv
  • A l’encre de sang, http://amzn.to/2d0MFI5

Stephen King, Misery, http://amzn.to/2cUDiFb

 

 

Classé sous :Salon littéraire Balisé avec :Apéribook™, Elen Brig Koridwen, fb

  • « Page précédente
  • 1
  • …
  • 3
  • 4
  • 5
  • 6
  • 7
  • …
  • 17
  • Page suivante »

Recherchez

Copyright © 2025 · Se connecter