octobre 24, 2016 By mlc

Imre Kertész, Roman policier, (littérature hongroise)

imre-kertesz-roman-policierLes temps changent au Prix Nobel de littérature

– Moi ? Mais je ne fais pas dans mon froc. Sauf que, eh bien… nous allons un petit peu trop loin. Il a hoché la tête. – Oui, bien loin… Puis il a ajouté : – Mais on a du chemin à faire. –Bien sûr, bien sûr. Sauf que… comment dirais-je… bref, à vrai dire je pensais que nous étions ici au service de la loi. – Nous sommes au service du pouvoir, mon garçon, a rectifié Diaz. Je commençais à avoir mal à la tête. Etonnant que ce soit à cause de Diaz et non de Rodriguez. – Je croyais jusqu’à présent que c’était pareil. – Si on veut. Mais il ne faut pas oublier les priorités. – Quelles priorités ? Il m’a répondu, avec son sourire inimitable : – D’abord le pouvoir et ensuite seulement la loi. 

Rescapé d’Auschwitz, prix Nobel de Littérature en 2002, l’écrivain Imre Kertész a connu l’innommable du monde concentrationnaire. Dans la Hongrie communiste des années 70, il livre un récit bouleversant : Roman policier. Pour échapper à l’œil aigu de la censure, une équipe de policiers tortionnaires, la Corporation, est placée dans une dictature factice d’Amérique latine. Une fable effrayante sur l’arbitraire ignoble et monstrueux du totalitarisme.

Antonio Martens, narrateur désabusé, confie au papier un récit de violence de manière froide, cynique parfois, sans remords, dans un discours où domine le sentiment de l’inéluctable. Il sait pertinemment l’innocence des condamnés transformée en culpabilité par les efforts brutaux de ses supérieurs : l’impassible Diaz et son adjoint sadique, Rodriguez. Les suspects n’ont aucune chance de s’en sortir. Torturés à mort, ils sont fusillés au petit matin dans la cour de la prison. La violence est normative, fonctionnelle dans cette fabrique légale de la culpabilité. Tout au long de sa confession, Martens souligne son obéissance à l’autorité de supérieurs forts compétents. Il n’est qu’un subalterne et ne fait nullement pénitence, bien abrité sous le manteau de la déresponsabilisation collective.

Bien qu’ayant pressenti très tôt l’inversement imminent des rôles, cet anti-héros, ce bleu, ce sans-grade, est incapable de s’enfuir le moment venu. Le vent a tourné, les bourreaux deviennent victimes, ses chefs disparaissent ; lui demeure seul face à son exécution et à l’image des innocents qui le hante, sans toutefois prendre conscience de sa participation réelle au massacre.

La langue ciselée de Kertész, mise en scène de chairs meurtries et de destins broyés, fouaille le lecteur au plus profond de son être sous la cravache de sa conscience réveillée par ce territoire virtuel annexé par l’incompréhensible.

 

Imre Kertész, Roman policier, Actes Sud, 2006, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Husvai et Charles Zaremba, 117 pages, 12,90 €

Classé sous :Salon littéraire Balisé avec :fb, Imre Kertész, littérature hongroise, Roman policier

octobre 23, 2016 By mlc

Marian Pankowski, La Liberté basanée

marian-pankowski-la-liberte-basaneeAu sortir de la Seconde Guerre mondiale, Marian Pankowski décide d’apprendre « l’oubli des fils barbelés ». L’expérience concentrationnaire, loin de le figer, lui permet au contraire des envolées d’une beauté sublime dans les arcanes du quotidien qu’une généreuse humanité et une connaissance de l’âme humaine illuminent d’une profondeur enrichie par la douleur, en témoigne La Liberté basanée.

« […] Quand, pour me relier au monde de ce qu’on appelait la vie, il n’y avait que les lettres et les colis de ma mère. La rigueur de l’œi1 du 55 se voilait de brume lorsque, contrôlant le paquet de vivres, il extrayait des biscuits militaires une branchette de genévrier des Carpates ou une plume de geai, des signes trop menus pour qu’il se ridiculise à les confisquer… Et moi, je retournais au bloc à rayures, dans le bruit de la résine, dans le cri des oiseaux libres, moi, enfant de chœur d’une liturgie célébrée là-bas, en Pologne, à mon intention, par ma mère en alliance avec le ciel et la terre ».

D’une enfance à la liberté perdue, l’auteur avec La Liberté basanée fait l’éloge dans un style individuel et inégalable en cinq petits traités, dédiés à sa mère, qui ne sont pas sans rappeler les poèmes en prose de Baudelaire. Toutefois, les sujets sont bien ceux de Pankowski. Écrit comme un antidote à l’horreur des camps, La Liberté basanée développe en filigrane d’or « la maternelle leçon d’amour de la terre natale » que le poète récite à ravir avec l’art de voler ou la maraude des fruits ou encore l’habileté à faire du feu pour se prouver, à travers les joies et les facéties de son enfance villageoise, que le bonheur reste possible après la survivance à l’horreur.

Marian Pankowski, La Liberté basanée, Éditions du Rouergue, traduit du polonais par Elisabeth van Wilder, 64 pages, 4,75 €

Classé sous :Salon littéraire Balisé avec :fb, La Liberté basanée, littérature polonaise, Marian Pankowski

juillet 29, 2016 By mlc

Tourisme noir et devoir de mémoire.

A picture taken in January 1945 depicts Auschwitz concentration camp gate and railways after its liberation by Soviet troops. // Photo prise en janvier 1945 montrant la grille d'entrée et les rails du camp de concentration d'Auschwitz après sa libération par les troupes soviétiques.

Misérabilisme et devoir de mémoire ?

Exception faite de Balzac ou Zola, il semblerait que le misérabilisme ne produit pas de gros pavés. Par ailleurs, avec la télévision qui vomit à tour d’antenne des horreurs vraies aux actualités ou mises en scène dans les séries, nous sommes devenus insensibles au malheur des autres tant qu’il reste éloigné derrière l’écran ou dissimulé dans les pages d’un livre. Tout comme au XIXe siècle, une incontestable délectation à se repaître des conditions de vie sordides de certains de nos frères humains semble exister. Cette disposition donne naissance à un nouveau terme qui cache une activité loin d’être récente : le tourisme noir – forme de tourisme qui, selon Salvayre, serait propédeutique[1] –,  aussi appelé le tourisme de catastrophe, le tourisme sombre, tourisme macabre ou le thanatourisme qui a son tour engendre des petits livres loin des gestes balzaciennes.

Lydie Salvayre, avec son roman précurseur, Les belles âmes[2], arrivait à peine à remplir 140 pages ; Le Wagon d’Arnaud Rykner[3] n’en comportait pas plus d’une centaine et Chris Simon en noircit tout juste 130 avec Memorial Tour[4].

Dans Le Wagon – loin d’être un pavé comme nous l’avons souligné –, un narrateur prend la place d’un déporté pendant les trois jours d’un voyage interminable vers une destination inconnue, mais dont il y a tout lieu de croire qu’elle est celle d’un camp de la mort. L’embarquement cruel d’hommes, femmes et enfants interpelle le narrateur :

Lequel aurait pensé pourtant qu’on entasserait cent corps dans ce wagon prévu pour “quarante hommes ou huit chevaux en large” ? Et cent corps dans le wagon devant. Et cent corps dans le wagon derrière. Et vingt wagons, ou plus, pour aller où ? Vingt wagons à la queue leu leu, comme des enfants punis, des enfants honteux, morveux, battus, sales, retenant leur culotte, se retenant pour ne pas souiller leur culotte.[5]

wagonAvec pudeur et compassion, Rykner reproduit un train de pensée qui, s’il étonne parfois, fait montre de cohérence et de réflexion, réflexion de celui au bord du gouffre qui résiste pour éviter d’y sombrer :

Il nous reste encore ça. Cette force de pouvoir rire d’eux, au bord de s’évanouir, bientôt peut-être au bord de la tombe. Mais, c’est notre tour de nous lever. Fin de la parenthèse. Je me demande si j’aurai encore l’occasion de rire. Nos visages à présent se figent. Seule notre bouche s’ouvre, excessivement. Comme un plongeur qui sortirait de l’eau. De l’eau. Cette seule idée me fait mal tant j’ai soif. Il faudrait ne plus penser. À rien. N’être plus rien. Je voudrais être mort. Je suis fatigué.[6]
Le héros – peut-on encore parler de héros dans le cas d’un corps pressé jusqu’à l’étouffement – sans le vouloir, comme envahi par une mémoire involontaire, bénéficie du voyage forcé pour réfléchir sur des questions existentielles auxquelles il n’aurait peut-être, sans cela, jamais été confronté :

Contrairement à ce que je pensais, la mort des autres m’est plus atroce que la mienne. Parce qu’elle est pire que ma mort, qui n’est qu’une idée de ma mort, alors que la mort des autres c’est ma mort vécue, c’est ma mort au présent, regardée, écoutée, auscultée avec horreur.[7]

Horreur de l’acheminement accentuée par la chaleur, le manque criant de provisions de bouche et la totale absence d’eau. Impossible de rester raisonnable dans ces conditions et chaque tentative de relativiser ou d’analyser à voix haute la situation devient un sujet d’hystérie collective. Il en est ainsi lorsque l’un d’entre eux essaie d’expliquer le processus chimique à l’œuvre dans le pourrissement de la paille étalée en litière dont s’échappent des vapeurs nocives :

Alors, comme s’ils n’avaient attendu que ça pour se réveiller, comme si la conscience soudain leur était redonnée par ces mots leur annonçant une mort idiote, abjecte, sous le soleil, tous les camarades se mettent à hurler, à frapper les parois, des pieds, des mains, certains de la tête, criant qu’on nous ouvre, qu’on nous donne de l’air, qu’on ne nous laisse pas crever comme des bêtes, qu’on ne ferait même pas ça à des bêtes. Ils crient, ils tapent, ils hurlent. Les pieds hurlent autant que les têtes.[8]

Le narrateur reporte avec minutie l’enfer du voyage. Le tas de cadavres empilés, des morts succombés dès le premier jour de douleur où il essaie d’échapper à leur vue impressionnante et annonciatrice d’une fin éventuelle prochaine.

Moi, je me suis mis une chemise sur la tête, et je respire au travers, sans rien voir. Mais rien ne m’empêchera d’entendre le gargouillement qui sort de la masse informe. On peut se cacher les yeux, se boucher le nez, mais nos oreilles nous rattrapent. Avec elles on ne peut rien faire, on ne peut pas tricher. Elles nous livrent à eux. À cause d’elles, les morts continuent de nous parler, de gémir dans leur langage à eux, fait de bouillonnements sourds, lugubres, obstinés.[9]

A photo taken 27 May 1944 in Oswiecim, showing Jews alighting from a train in the Auschwitz-Birkenau extermination camp. The Auschwitz camp was established by the Nazis in 1940, in the suburbs of the city of Oswiecim which, like other parts of Poland, was occupied by the Germans during the Second World War. The name of the city of Oswiecim was changed to Auschwitz, which became the name of the camp as well. Over the following years, the camp was expanded and consisted of three main parts: Auschwitz I, Auschwitz II-Birkenau, and Auschwitz III-Monowitz. Red Army soldiers liberated the few thousand prisoners whom the Germans had left behind in the camp, 27 January 1945. AFP PHOTO/ YAD VASHEM ARCHIVES
AFP PHOTO/ YAD VASHEM ARCHIVES

La libération ne viendra pas ; le lecteur le sait dès la première page, la première ligne où il a encore le choix. Continuer la lecture ou poser le livre. Que peut-il apprendre de cette introspection, cette descente dans les tréfonds de l’horreur ? Peut-être justement est-ce de sentir ce que la déportation a pu être pour la part de l’humanité qui l’a subie sans jamais se départir de son savoir, de la connaissance de son bourreau : l’homme embrigadé dans une spirale de haine où même les enfants avaient leur place dans le processus de destruction :

Avant que je comprenne, un caillou cogne le barbelé puis m’atteint en pleine joue. Je me baisse d’instinct avant de comprendre que c’est un groupe d’enfants qui me regardent ; ils profitent d’un court arrêt du train pour lapider les ennemis de l’Allemagne. J’entends leur cri, je l’entends sans y croire : “Juden ! Juden ! Alle ins Krematorium”.[10]

Savaient-ils donc la destination finale des Juifs transportés dans les trains sur les rails si près d’eux ? Comment des enfants pouvaient-ils souhaiter la mort de leurs semblables ? Il est probable que ce soit cela le véritable Mal, lorsque les enfants reprennent à leur compte les plus vils concepts des adultes et ne reconnaissent plus des membres de l’humanité comme les leurs.

2350346 Poland, Osventsim . 03/01/1942 The Second World War (1939-1945). Poland, Auschwitz, 1942. The suitcases featuring markings from all European countries were burned in the death camps' ovens. Reproduction. Judin/RIA Novosti
Reproduction. Judin/RIA Novosti

Tourisme noir

Une référence à Balzac et Zola est loin d’être tout à fait fortuite, le XIXe siècle ayant été généreux en compositions décrivant les nantis visitant les damnés de la terre occidentale et faisant œuvre de charité ou les scènes peignant de façon pittoresque, dans des romans-fleuves, la vie des gens misérables – principalement comparée à celles de ceux qui pouvaient se permettre de les lire. Que l’on songe à Mérimée, Dumas ou Hugo. Toutefois, personne ne parlait de tourisme noir à l’époque, le terme n’ayant pas encore fait son apparition. Les livres de Salvayre et Simon explorent le thème.

Lydie Salvayre met en scène un groupe d’hommes et de femmes  embarqués dans un tour des quartiers pauvres des banlieues des grandes villes européennes avec un guide pour le moins grandiloquent :

Cette cité, dit-il, bouleversé, cette cité ressemble à une prison. Son architecture froide, sa tristesse infinie, ses fenêtres fermées sur ce ciel glauque la font pareille à une prison. Et c’est ce qu’elle est en vérité. Une prison sans geôlier où l’on parque le troupeau des hommes humiliés. Et ces hommes, dit-il, parqués à perpète dans ces immondes tours, mourront sans avoir rien connu de la beauté du monde et sans jamais l’avoir célébrée. Et leurs enfants, plongés jusqu’au cœur dans la laideur des choses mourront dans la laideur. Or il y a dans la laideur quelque chose qui fait peur, qui fait mal, qui mortifie les âmes et insulte atrocement l’intelligence. Quelque chose qui tue.[11]

Rencontres organisées avec les habitants et les belles âmes sont les touristes qui désirent connaître la vérité. Celle des quartiers les confronte à la pauvreté ambiante et même à l’absence d’accommodations publiques, un manque similaire se retrouve chez Simon et Rykner :

Mlle Faulkircher murmure, entortillée, à l’oreille de Jason qu’elle voudrait aller au petit coin. Mais nul édicule n’est prévu dans la cité à usage de petit coin, en dehors des ascenseurs et cages d’escaliers. Jason lui suggère de pisser derrière une bagnole. Les femmes feront la haie. Vu des fenêtres, le spectacle sera moins choquant qu’un combat de pitbulls. Hi hi hi ![12]

belles amesAprès plusieurs visites de foyers décrépis, la beauté de leurs âmes s’effrite et c’est bien heureux qu’ils retournent dans leurs douillettes maisons, loin des misères pourtant si proches géographiquement. L’humour de l’auteur sauve le livre dont le lecteur s’interroge sur le besoin de ces visiteurs à déambuler au milieu de la pauvreté et des horreurs humaines comme le fait le chauffeur du bus Vulpius :

Le chauffeur Vulpius se demande, néanmoins, par quel désir contre nature, par quelle insane perversion ces touristes aisés qui pourraient, s’ils le voulaient, visiter de belles et grandes choses comme le Taj Mahal, le Krak des Chevaliers ou la pyramide de Kheops, le chauffeur Vulpius se demande par quel penchant morbide, par quelle aberration vicieuse ces touristes retors sont venus se paumer dans d’aussi mornes paysages. C’est louche.[13]

Le couple de Chris Simon pense avoir rendez-vous avec l’histoire. Pour eux, comme pour les excursionnistes de Lydie Salvayre, il s’agit d’un choix. Dans Memorial Tour, Patrice, veut faire un présent à sa femme qui discute tranquillement avec d’autres embarqués : « – Une surprise de mon mari. Il croit qu’il suffit de se mettre à la place des autres et vivre leur expérience pour les comprendre. Une sorte de religion chez lui. Moi, je suis plus pessimiste, mais toujours curieuse de connaître mes limites ! »[14]

Salvayre et Simon ont toutes les deux la psychiatrie en commun et plus exactement le lacanisme. Chris Simon en rapporte les séances dans sa série Lacan et la boîte de mouchoirs et Lydie Salvayre s’inspire de sa définition du fantasme pour préciser celui d’Olympe, la jeune amie de l’animateur.

Devant les réactions du groupe, l’accompagnateur n’est pas autrement surpris. Pour avoir participé par trois fois à de semblables pèlerinages, il sait que se succèdent quatre phases chacune marquée d’un pic : une phase d’enthousiasme humanitaire, une autre de dépression cyclonique de la conscience, suivie de près d’une phase purement catastrophique, qui précède, à l’arrivée, une phase de lâche soulagement. La séquence est algébrique.[15]

L’hésitation dans le choix du périple est décrite chez Salvayre et Simon. Les voyageurs de Rykner n’ont évidemment pas eu d’autre option.

Dans les romans de Salvayre et de Simon, tout le monde prend le début du circuit à la rigolade. Pour les touristes de Simon, il s’agit d’une simulation. « Historiquement correct » s’écrie l’un des gaillards. Cependant l’invraisemblable surgit dans Memorial Tour lorsque les voyageurs – qui ont déboursé pour être mis en situation historique – sont étrillés par l’un des gardes :

Patrice paie au vendeur deux bouteilles d’eau et des chips. Une sentinelle se jette sur lui, le frappe au visage de sa matraque et lui confisque la marchandise. Elle fait dégager illico presto le vendeur, qui déguerpit. Un renfort de soldats vient se charger de ceux qui se rendaient dans le hall de la gare. J’abandonne nos valises à roulettes et me lance au secours de mon mari, mais un gradé s’en mêle.[16]

mémorial tourL’héroïne narratrice est absolument débordée par la situation. Que des sentinelles surveillent les touristes et se servent de leur fusil, cela semble, en effet, dépasser les bornes ce qu’elle remarque outrée : « Nous violenter, nous menacer de leurs armes, mais pour qui ils se prennent. Ils vont entendre parler de moi, je ne vais pas en rester là »[17]. Remontrances que n’ont pas les voyageurs de Rykner tout en souffrant cruellement de la même absence d’eau.

Les excursions organisées dans les banlieues pauvres existent bel et bien – plusieurs opérateurs ont pris d’assaut le créneau –, toutefois, les agences de tourisme, si elles proposent bien à l’heure actuelle la visite des camps, n’ont pas encore eu l’idée d’y amener leurs clients en wagon à bestiaux. Cela ne saurait probablement plus vraiment tarder. Iront-elles jusqu’à les faire frapper par la crosse des fusils de sentinelles de pacotilles et avancer nus dans les chambres à gaz pour faire plus authentique ? Chris Simon l’a fait et elle pose la question : « Quel genre d’humains sommes-nous ? »[18]

Chez Simon, tout comme chez Rykner, l’humour est absent de la fiction. L’horreur est non seulement dans les deux romans, mais aussi dans le fait qu’elle continue à se propager sur terre. C’est un peu la faiblesse de la fin du livre de Simon qui annonce : « Plus jamais. Plus jamais ça. »[19], tandis que le lecteur sait avec amertume que « ça » se déroule quelque part dans le monde au moment même où il lit la phrase bien que fréquemment sur un autre continent. Pas les chambres à gaz, non ; mais les massacres, oui. Oui, les massacres se déploient aujourd’hui encore couramment dans la plus grande indifférence.

Devoir de mémoire ou exploitation d’un sujet porteur ?

Une question qui revient incessamment ces dernières années. Depuis le succès planétaire de Jonathan Littell et Les Bienveillantes[20], des auteurs semblent se vouer à la représentation du Mal dans leurs écrits – lorsqu’il ne s’agit pas purement de sa banalisation. L’Origine de la violence  de Fabrice Humbert[21], HHhH de Laurent Binet[22], Jan Karski de Jannick Haenel[23] – pour ne nommer que ceux-là parmi tant d’autres – en sont un exemple.  Ils sont parfois difficiles à terminer tant ils apostrophent le lecteur et le poursuivent dans ses retranchements douillets à l’abri de son chez-soi. Néanmoins, il en conviendra sans peine : « Il n’y a pas de limite au pire »[24] pourrait bien être la conclusion de tout ouvrage se hasardant dans les terrains marécageux du Mal.

 

[1] Lydie Salvayre, Les belles âmes, Seuil, 2000, coll. Points, p. 94.

[2] Les belles âmes, op. cit.

[3] Arnaud Rykner, Le Wagon, La Brune/Au Rouergue, 2010.

[4] Chris Simon, Memorial Tour, Editions du Réalisme délirant, 2016.

[5] Le Wagon, op. cit., p. 19.

[6] Ibidem, p. 26.

[7] Ibidem, p. 36.

[8] Ibidem, p. 54.

[9] Ibidem, p. 66.

[10] Ibidem, p. 137.

[11] Les belles âmes, op. cit., p. 27.

[12] Ibidem, p. 45.

[13] Ibidem, p. 42.

[14] Memorial Tour, op. cit., p. 38.

[15] Les belles âmes, op. cit., p. 115.

[16] Memorial Tour, op. cit., p. 68.

[17] Ibidem, p. 68.

[18] Ibidem, p. 119.

[19] Ibidem, p. 133.

[20] Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Gallimard, 2006.

[21] Fabrice Humbert, L’Origine de la violence, Le Passage, 2009.

[22] Laurent Binet, HHhH, Grasset, 2010.

[23] Jannick Haenel, Jan Karski, Gallimard, 2009.

[24] Les belles âmes, op.cit., p. 36.

 

Credits photographiques:

© Mémorial d’Auschwitz-I

Classé sous :Atelier Litteraire Balisé avec :Arnaud Rykner, Chris Simon, devoir de mémoire, exploitation d'un sujet, fb, Le Wagon, Les belles âmes, Lydie Salvayre, Mémorial Tour, mise en situation, simulation, sujet porteur, tourisme noir

mai 22, 2016 By mlc

Ebookivore 2015, un ebook indispensable

ebookivorePour les lecteurs en quête de ebook

Vous avez une liseuse Kindle et il y a tellement d’auteurs et de livres inconnus au format ebook que vous ne savez pas trop quoi choisir. Voilà un petit bouquin à 0,99 € qui pourra certainement vous aider. Personnellement, je l’ai consulté plusieurs fois pour y trouver des noms d’auteurs et j’ai été étonnée de tous ceux que je ne connaissais pas encore. Cela m’a permis de faire de très belles découvertes et de passer de très bons moments de lectures. 
Bien entendu, les chroniques sont celles des auteurs de cet ouvrage et ce n’est pas toujours celle que vous attendriez, néanmoins c’est un petit guide précieux pour qui débute dans la lecture sur liseuse Kindle (ou autre) et aussi pour le lecteur assidu qui parfois aime en savoir un peu plus sur le livre qu’il va choisir.
 
« Car lire est un partage, trois lecteurs passionnés d’eBooks ont décidé de vous faire part de leurs découvertes, de leurs coups de cœur et de vous concocter ce petit guide pratique… Il contient toutes les chroniques qui sont parues en 2014 sur la page Facebook « l’eBookivore ». C’est une page entièrement dédiée aux lecteurs avides de nouveautés !

Vous y trouverez des accès à trois pages « facebook » pour vous tenir informés des actus et des chroniques publiées fréquemment et gratuitement, 


Et surtout, dans cet eBook, plus de 100 kindles sont chroniqués ! Près de 70 pages auteurs référencés parmi des indépendants… pour que chaque lecteur puisse trouver la lecture qui lui corresponde. »
Un des grands avantages de et ouvrage sont aussi le nombre impressionnant de rubrique dans lesquelles sont classés les genres d’ebook.
Parmi les rubriques d’ebook référencés, vous trouverez:
Récits humoristiques,
Séries littéraires,
Nouvelles contemporaines,
Romans au cœur des sentiments,
Romans fantastiques ou teintés de magie,
Récits frissonnants,
Science-fictions,
Recueil de nouvelles,
Guides pratiques,
Développement personnel,
Essais et réflexions,
Poésie,
Policiers
B
 
Ebookivore sur Amazon:
http://amzn.to/1NFxmQW

Classé sous :Atelier Litteraire Balisé avec :ebook, ebookivore, fb, Nicolas Tison

mai 16, 2016 By mlc

André Breton, Nadja, petite fiche de lecture

André Breton, Nadja,Autobiographie

Dans Nadja, nous retrouvons plusieurs aspects du récit avec, entre autres, des éléments autobiographiques, des réflexions sur la morale et la philosophie, des commentaires sociaux et des confidences très personnelles. Cependant nous pouvons l’appeler autobiographie car une grande part du récit consiste en le journal de Breton et il réfère à un moment précis de sa vie. Moment où Breton commençait à vraiment s’insérer dans la réalité historique du Surréalisme. Breton est lui-même dans Nadja. Il est un homme dont la vie se confond avec la carrière littéraire. Le fait que Nadja ait vraiment existé motive le choix de cette période plutôt qu’une autre et aussi le fait que Nadja ait été l’une des rencontres déterminantes dans sa vie. L’accumulation des notations temporelles non indispensables montre aussi le caractère autobiographique de l’œuvre en cela qu’elle en accroît la crédibilité.

Qui suis-je ?

En un sens Breton trouve une réponse à cette sempiternelle question puisqu’il découvre à la fin du livre qui il est réellement : un Surréaliste et surtout un homme pour qui l’amour fou compte plus que tout. D’un autre côté, il ne le sait toujours pas puisqu’il hésite encore, qu’il a des remords. Néanmoins, le livre se termine sur une certitude : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas. » Alors la réponse n’existe que dans de brefs instants. « Qui suis-je ? » Question cruciale dont la réponse reste malgré tout plus ou moins énigmatique et sujette aux aléas de la vie.

 L’histoire d’une quête de soi

Par sa présence, Nadja aide Breton à se découvrir. Elle a un rôle révélateur pour lui et l’expérience avec elle lui redonne le sens de la vie car à travers ou par elle, il a compris que la vie se trouvait dans cette vie-ci et non dans l’au-delà.

« Qui vive ? Est-ce vous Nadja ? Est-il vrai que l’au-delà, tout l’au-delà soit dans cette vie ? Je ne vous entends pas. Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ? » Par sa présence, Nadja justifie aussi la quête de Breton et elle l’aide à se voir et à se situer par rapport à lui-même. Et une fois son rôle achevé d’initiatrice, de révélatrice, elle disparaît. Breton s’est développé du « Qui suis-je ? » initial au « Qui vive ? » sur lequel se termine leur aventure qui se détache de Breton malgré que la voix qui l’anime puisse encore s’élever.

Le destin de Nadja

Nadja devra être internée ayant sombré dans la folie. Breton s’interrogera car il n’avait pas vu la maladie la gagner. A partir de ce moment, il a la certitude encore plus aiguë de l’existence de limites à ne pas transgresser, d’un certain garde-fou qu’il n’est pas bon d’enjamber. D’un côté, il condamne les psychiatres et les juges, les prisons et les asiles et refuse une manière de vivre imposée par la société ; de l’autre, il condamne tout aussi durement l’homme qui supporte son asservissement. Avec Nadja, il a pu goûter à la tentation de mener une vie surréaliste, toute de risque et de disponibilité. Il a connu « le principe de subversion totale » mais, le destin de Nadja lui en fait voir les conséquences possibles.

Les « faits glissades ».

Françoise Calin décrit les « faits-glissades » comme des événements qui en amènent inéluctablement d’autres. Les faits glissades sont moins forts que les faits-précipices. Par exemple, la rencontre avec Nadja est un fait-précipice en lui-même, mais devient un fait-glissade par rapport à la rencontre avec le « tu » de la fin du livre. Un fait-glissade peut donc être un fait-précipice qui se transforme en intensité. Toutefois, il ne peut être aussi que cela. Par exemple : voir les panneaux « Bois et Charbons » sont des faits-glissades. Ce sont des signaux « des faits de valeur intrinsèque sans doute peu contrôlable qui échappent à notre compréhension et qui ont toutes les apparences d’un signal, sans qu’on puisse dire au juste quel signal ». Leur hiérarchie dépend de l’effet qu’ils produisent sur nous.

Les mots « faits-glissades » et « faits-précipices » annonçaient le danger de « couler à pic » nous dit Françoise Calin car c’est plonger dans le noir, dans l’inconnu que de partir dans cette « descente vertigineuse en nous » menant vers la « zone interdite » zone que Nadja a transgressé trop de fois pour revenir. Une chose très importante : les « faits-glissades » et les « faits-précipices » ne peuvent être provoqués. Ils surgissent du hasard objectif qui nous met en rapport avec l’inconscient.

 La mémoire et le souvenir

La mémoire est ensevelie dans le gant de la main et « le Surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète. » Le gant est fourni par le Surréalisme. « M » est la lettre initiale de « mort » et de « mémoire » qui est involontaire pour Breton en cela qu’elle joue un rôle associatif. Au gré de sa fantaisie, elle conduit l’homme, son sujet. Néanmoins, avec beaucoup de discipline, il peut arriver à l’apprivoiser, mais jamais à la dompter complètement. En cela, la mémoire joue un grand rôle dans l’autobiographie de Breton puisqu’elle s’arroge le droit d’y faire des coupures, de ne pas tenir compte des transitions tout comme dans le rêve. Le souvenir, quant à lui, joue un rôle déterminant : c’est en souvenir de Nadja que Breton écrit ce récit, deux ans après leur rencontre.

 « La vraie vie »

Pour Breton, la « vraie vie » est la vie surréaliste. Il ne retient que ce qui est important. C’est une manière de vivre où l’on est ouvert et réceptif au hasard objectif. La « vraie vie » suppose une disposition d’esprit permettant de s’ouvrir aux rencontres.

Les endroits surréalistes

Il y a dans Nadja plus de soixante lieux ou établissements parisiens de mentionnés. Breton ne les décrit pas souvent, il se contente uniquement de les nommer la plupart du temps. Le Marché aux Puces de la Porte Saint Ouen est un lieu « surréaliste » car, avec l’ouverture d’esprit nécessaire, on peut y découvrir des trucs ou des personnes comme la petite fille qui déclame Rimbaud ou le cendrier-cendrillon.

Le « surréel » et la « surréalité »

La Surréalité est pour ainsi dire la synthèse du réel et de l’irréel, une synthèse momentanée qui prend place lorsque les deux mondes se touchent. C’est une expérience qui surgit du contact avec la réalité. « Avoir l’aigrette aux tempes » est l’expérience physique de la surréalité pour Breton. La surréalité dépend de notre inconscient, de la compagnie dans laquelle nous nous trouvons et de ce que le hasard nous fait rencontrer de la réalité.

Breton a dit « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire. »

Le surréel, en revanche, est ce qui est au-delà du réel, c’est le merveilleux qui s’oppose aux contingences du quotidien.

André Breton, Nadja, Gallimard, 1964

Classé sous :Atelier Litteraire Balisé avec :André Breton, autobiographie, destin, faits glissades, faits précipices, fb, mémoire, Nadja, quête de soi, Qui suis-je?, souvenir, surréalisme, surréalité, surréel, vraie vie, zone interdite

  • « Page précédente
  • 1
  • …
  • 4
  • 5
  • 6
  • 7
  • 8
  • …
  • 24
  • Page suivante »

Recherchez

Copyright © 2025 · Se connecter